Interview avec Arnaud de la Cotte

© Patrick Box

Je connais Arnaud de la Cotte depuis un moment et j’aime à suivre son travail artistique autant que l’activité de son association L’esprit du lieu qui organise depuis plus de 20 ans des résidences artistiques près du lac de Grand-Lieu. Durant une après-midi, j’ai échangé avec lui sur ce travail mais aussi sur la collection L’esprit du lieu des Éditions Joca Seria.

Ce fut un échange passionnant ou au-delà de la modestie d’Arnaud se dévoila un vrai engagement au service d’un territoire par une mise en valeur littéraire et artistique. Nous évoquons dans cette interview des livres qui ne sont pas encore parus, en espérant que cela vous donne envie de découvrir la littérature qui s’écrit sur et avec ce lac mystérieux.

Interview avec Claire Stavaux

© Louis Fernandez

En octobre 2020, je m’étais entretenu avec Claire Stavaux pour évoquer la collection Des écrits pour la parole qu’elle a créée lors de son arrivée à la direction de L’Arche Éditeur. Cette collection a bien grandi depuis et possède une place importante dans le paysage poétique et littéraire actuel. Je restitue l’interview tel quel car elle restitue bien l’énergie que Claire Stavaux possède pour faire vivre cette collection.

Vous avez pris la direction des éditions de L’Arche en 2017 et la collection Des écrits pour la parole est née à ce moment. Quel fut le déclencheur pour créer cette collection ? Était-ce une manière d’insuffler un nouvel élan dans cette maison d’édition théâtrale importante ?

La publication du premier livre de Kae Tempest en français (Les nouveaux anciens) a été en effet mon premier geste éditorial. Il coïncide chronologiquement et esthétiquement avec la reprise de ce patrimoine littéraire qu’est L’Arche.

En ce sens, il marque véritablement un élan, un désir de déterritorialiser les mots, au sens de les affranchir d’un territoire assigné, il y a beaucoup d’assignations dans la langue, pour leur donner un souffle dans un espace libéré du carcan formel. A mon sens, ce carcan découle du genre, de l’existence même de cette notion et son emprise sur la langue, de cette nécessité d’établir des palissades entre les formes d’expression, définissant de manière sclérosée et oppressive ce que doit être la littérature. Le champ littéraire est bien plus vivace et singulier que la somme des étiquettes qui lui sont imposées. De points de repère, elles sont devenues des jougs de pensée. Il y a des littératures fabuleuses minorées par le milieu.

La lecture du texte de Kae a été un moment particulier, libérateur, dont je me souviens encore. J’étais dans le métro : j’ai lu quelques pages et ai été prise d’un vertige. D’un vacillement. J’ai aussitôt senti le besoin irrépressible de prononcer ce texte à voix haute. Il résonnait trop fort dans ma tête. Traversé de voix, il appelait en lui la profération. J’ai à ce moment-là eu le sentiment (rare) d’assister à la naissance d’une écriture nouvelle. Ou plutôt d’une manière nouvelle de dire et d’affirmer que la parole dans sa forme parlée est poésie, que le spoken word est littérature. Sans jugement de valeur. Avec une profonde humilité et, à la fois, un sens aigu de l’importance de son geste.

L’enjeu éditorial fut celui de trouver un espace, une demeure pour abriter ces mots. Une forme idoine, qui serait elle aussi forcément nouvelle, inédite. Nous l’avons édité avec un format et un graphisme qui ne ressemblaient à aucune de nos publications, pour en marquer le caractère inédit. Le pas de côté que l’on faisait – qui était, et je le répète sans cesse, en même temps dans une lignée évidente avec la littérature que nous défendons. Une manière de revitaliser le catalogue de L’Arche, d’en affirmer le caractère politique d’avant-garde, en allant encore plus en avant.

Puis le pas de côté nous a guidé vers un chemin de traverse, et la collection est née. Nous cherchions un nom de collection, puisqu’il faut nommer pour faire exister. Celui de « Écrits pour la parole » s’est rapidement imposé, qui est par ailleurs le titre d’une œuvre éponyme de Léonora Miano publiée chez nous. C’est une manière de rendre hommage à cette pensée, en montrant la vitalité sémantique et intellectuelle de cet apparent paradoxe, réunissant l’écrit et la parole.

Le déclencheur de cette collection fut le pressentiment de l’existence d’une forme à mi-chemin entre le dit et l’écrit, une forme politique, emplie d’une vigueur poétique et d’une humilité formelle, un besoin de dire au moyen de mots libérés, de mots simples et vibrants d’oralité. Le poème épique de Kae en fut littéralement la mise en œuvre. Il m’importait de donner à lire de la parole active.

On sent que tous les textes publiés dans cette collection abordent des sujets sociétaux forts. Souhaitez-vous que Des écrits pour la parole deviennent un espace d’expression politique pour les autrices et auteurs naviguant entre les genres artistiques ?

À mon sens, la littérature n’est pas un « espace d’expression politique ». Ce n’est pas un panneau d’affichage électoral ni un meeting. Si elle le devient, cela signifie dès lors sa récupération. Son utilisation à des fins de propagande, de manipulation. Dès qu’on instrumentalise la pensée, on refrène l’imaginaire, on le réprime, on le canalise. On bride l’énergie révolutionnaire, tout potentiel subversif. La littérature doit rester un espace qui permet la réflexion, la distance. Un laboratoire de l’imaginaire social, comme disait Wolfgang Heise. A partir de là, elle devient politique, un espace de lutte, intime et collective.

Ce qui importe est de créer par la fiction des rapports contradictoires, faire exister des littératures de conflit (et conflit ne signifie pas combat), qui ne soient pas justement linéaires, lisses, bien pensantes et rassurantes. Mais de naviguer à contre-sens, faire surgir des aspérités, des lignes de tension, des non-dits et des pans de l’histoire et de la conscience collective (si elle existe ?) en tout cas des mémoires, laissés dans l’ombre. C’est cela le politique. En un mot, refuser le folklore pour une quête du sens, pourquoi pas d’un idéal. Je ne citerai pas les livres qui me font bondir, les fictions plus ou moins autobiographiques, qui ne font que polir les statues et creuser le sillon, entre autre colonial.

En effet, la collection « Des écrits pour la parole » s’intéresse à des sujets d’ordre politique, économique et social majeurs. Des rapports de classe, de force et d’autorité, des désirs d’émancipation de la norme, de la tradition, de différentes formes de discriminations, d’assignations, le plus souvent structurelles et portées par le corps social, que ce soit chez Kae Tempest, Sonia Chiambretto, Léonora Miano ou Anne Carson, dont l’Autobiographie du rouge, paraît le 18 septembre.

Ce qui est beau dans cette collection est sa manière d’exister peu à peu, de se définir au rythme et au diapason des textes édités. Il n’y a pas de ligne préconçue, elle s’invente d’elle-même. Il y a chez elle à la fois une nécessité de la forme et son entière malléabilité. D’une œuvre publiée à l’autre, la plasticité du matériau est immense. Aucune forme d’expression ne se ressemble. Aucune page n’est formellement identique. Même le format a été légèrement modifié pour le roman en vers d’Anne Carson, pour épouser la longueur des vers et ne pas assigner le texte à un format préétabli. L’esthétique est, elle aussi, politique.

Comment se construit le choix éditorial de cette collection ? Vous dites qu’elle n’a pas de ligne préconçue. Est-ce que cela veut dire que votre découverte d’un texte le projette directement dans cette espace de liberté qu’elle est ?

Oui c’est une projection immédiate, sans que la collection ne se réduise à une surface de projection de thématiques ou de sujets actuels (ou pire : d’actualité). En un sens, ce sont les textes qui dictent leur ligne de conduite à la collection, qui font à proprement parler la ligne éditoriale.

Cette collection j’en ai eue l’intuition, sans savoir où elle irait. Je tiens à lui laisser cette liberté, son autonomie propre, sans chercher à trop la définir, l’emprisonner derrière des concepts ou un style. Les nouveaux anciens, le premier opus, en sont le premier souffle, la collection s’épanouit sous son égide. Cette première parution (en 2017) mêle l’épique, le dramatique et le poétique, elle est dans une narration d’une retentissante oralité, revendique dans chacune de ses paroles le récit ancestral, la filiation au mythe (« dans les temps anciens … »).

Son tempo, pulsé, cadencé, invite à la profération. Cette œuvre est puissamment moderne, tout en rendant hommage aux anciens, en montrant en quoi nous sommes des héritiers des anciens dieux, du fait même de nos passions. Et à travers la déshérence des sociétés modernes, capitalistes, individualistes, destructrices des éléments naturels, gentrifiées et hyperactives, fait entrevoir de la lumière. C’est une poétesse de la lumière qui perce le bitume, pour réenchanter la noirceur des vies contemporaines. Les textes de ses albums musicaux, je pense notamment à Let Eat Them Chaos, que l’on éditera en 2020, sont aussi des plongées dans des vies urbaines, aux prises avec d’immenses écarts de richesses, profondément solitaires.

La démarche est très proche du geste carsonien. Anne Carson aussi part du mythe pour dire la modernité dans ses affres et ses splendeurs. Autobiographie du rouge donne corps à un être mythologique, Géryon, qui devient le miroir de l’humanité moderne. De la solitude amoureuse, le désespoir d’être abandonné par Héraclès, d’une monstruosité sublime. C’est cela précisément qu’elle raconte : la beauté du monstrueux, l’amour vécu depuis la marge. Sa grande force est de donner à vivre ce désir en dehors des normes, en s’affranchissant elle aussi de la norme littéraire, en l’occurrence lyrique, avec ce roman en vers. Une forme limpide, fluide, déroutante, avec des éclats chromatiques affolants de beauté. Du rouge volcanique. Un hommage à la photographie comme promesse de métamorphose. À mes yeux, les liens organiques entre ces deux textes (Autobiographie du rouge et Les nouveaux anciens) sont évidents, même s’ils sont formellement très différents. Leur dissemblance formelle est leur gage de liberté, de singularité.

Cette singularité émane aussi des deux textes de Sonia Chiambretto avec un parti pris formel fort : une écriture verticale, dressée sur la page, jamais imposante, mais debout. Sonia est debout, son écriture l’est, quand elle lit. Elle fait s’entrechoquer des discours pour en donner à entendre la construction, la violence, le formatage, la brutalité. Que ce soit à l’école de police dans Polices! ou à l’école hôtelière dans Supervision, au sein de l’une ou l’autre brigade. Et cela d’une voix mince. Avec peu de mots. Juste le nécessaire. Sa voix est juste. Juste là. Cette délicatesse est rare.

Elle fait écho à celle de Anne Carson ou de Kae Tempest. Ses listes sont vertigineuses, elles donnent à entendre l’indicible, quelques noms, des objets, types de couteaux de cuisine ou noms de noyés sur les quais de Seine. Elle part d’archives qu’elle réagence, en délivrant ainsi la poésie brute des énoncés et du blanc typographique. Sa radicalité formelle – elle se méfie qu’il y ait « trop de mots » – est parente de la poésie objectiviste américaine dont elle revendique l’héritage et qu’elle m’a faite découvrir. Des œuvres puissantes, mélodieuses et écrites à l’os. Politiques.

Et Léonora Miano ? Tout aussi puissante, mélodieuse, cinglante. « Si tu te sens morveux, mouche-toi mais pas sur moi ! ». Ce qu’il faut dire est une invitation à habiter ses spiritualités, loin des assignations et des enjeux de pouvoir. Requiem pour une vieille Europe des privilèges, ces trois chants sont à lire à voix haute. Tout comme Sonia Chiambretto, non sans ironie, elle montre combien la langue charrie les héritages, est un enjeu de représentations du pouvoir en place, de l’ordre établi, un carcan spirituel. Que sur elle repose la possible reconquête de mémoires par celles et ceux qui en ont été dépossédé.e.s.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres que je ne saurais énoncer, mais qui sont palpables dès qu’on ouvre les ouvrages, ces œuvres sont publiées dans cette collection qui n’aspire qu’à les laisser dire. Parler d’elles-mêmes. Éprouver leur propre plastique. Et cette liberté n’a rien à voir avec l’hybride, terme affreux. Elle est plutôt de l’ordre de l’insaisissable, de la résistance du matériau. J’aime beaucoup ces phrases d’Heiner Müller : « Il s’agit plutôt d’ère complexe et difficile pour que les choses ne puissent pas être réduites rapidement à une signification. Plus une chose est incompréhensible, plus elle est difficile à intégrer dans l’utilité économique et dans le processus de consommation. » J’espère tout de même que l’on perçoit les enjeux de cette collection.

Est-ce que vous espérez, comme je l’imagine pour les pièces de théâtre que vous publiez, que des comédiennes ou des comédiens s’emparent de ces textes sur scènes ?

Non, cela vous étonnera peut-être : je n’ai pas du tout cet espoir pour les textes de la collection Des écrits pour la parole. Même si ces écrits portent en eux l’oralité, sont des performances écrites, ce n’est pas leur devenir scénique qui les caractérise, mais plutôt leur autonomie. Leur entière liberté de mise en voix. Bien entendu, les comédiens et comédiennes vibrent à leur lecture.

C’est à ce jour la seule collection de spoken word dans le paysage éditorial d’expression française. Elle marquera un tournant et d’autres maisons d’édition viendront s’inscrire dans son sillage. J’y vois le signe de son importance, de sa vitalité. Si d’autres s’en emparent, c’est stimulant pour la créativité, cela me pousse à aller explorer d’autres formes, d’autres manières de faire dire les mots. Il n’y a que de cette manière que je renouvellerai l’écriture de l’oralité.

À vrai dire, cette fameuse question de la scène est devenue ces dernières années une énigme, et une rengaine. La scène contemporaine est plus que jamais un lieu d’exploration de voix, de dialogue entre les disciplines artistiques, d’émergence d’écritures (hors texte théâtral). On peut alors s’interroger sur la destination du texte de théâtre de manière générale. La scène n’est plus forcément sa destinée. (L’a-t-elle toujours été ?) Le texte de théâtre n’est plus l’horizon d’attente des metteur.e.s en scène, qui n’en lisent plus (c’est plutôt cela que je regrette) et projettent leur imaginaire et désir de création dans des textes de fiction autre. En un sens, s’il ne s’y réduit plus, il peut aspirer à un déploiement plus large.

Pourquoi ce pincement au cœur chez certain.e.s auteur·rices de théâtre qui considèrent leur texte comme non advenu à l’être, s’il n’est pas monté et pris en charge sur une scène par des comédien·ne·s ? C’est une manière ancienne, selon moi, d’envisager le texte théâtral. Ce n’est pas la seule scène qui le fait exister, même s’il est écrit pour elle. Nous avons au catalogue de L’Arche d’immenses textes édités, même récemment, qui n’ont pas été créés, ne le seront peut-être jamais. En tout cas, à notre époque. Cela n’enlève rien à leur puissance, leur justesse, leur beauté.

Plutôt que vouloir rester un lieu de résistance aux formes en déplorant une mort annoncée, c’est un formidable tremplin pour faire exister d’autres formes. Il n’y a rien de dramatique là-dedans, c’est une évolution normale des pratiques, un besoin générationnel de renouvellement des esthétiques. Il n’y a pas à déplorer que le texte théâtral soit le mal aimé de la création contemporaine, c’est signe de sa nécessaire transformation. Qu’il meure s’il doit revivre. Il est et restera une parole brute, prise sur le vivant, dans l’énergie même de sa respiration. Un puissant levier social et politique. Un lieu de démantèlement des pouvoirs. Le théâtre est mort. Vive le théâtre.

La collection regroupe pour le moment que des autrices. Est-ce un choix ou un heureux hasard ?

C’est plutôt un heureux hasard, le seul choix qui prévaut est celui des textes. La collection n’est pas dédiée à des voix de femmes, même si ce sont des autrices qui la composent pour le moment. D’ailleurs pour la quatrième rentrée littérature d’automne consécutive, ce sont des femmes qui sont éditées (Kirkwood, Chiambretto, Larose-Truchon et Carson en 2020 ; après Zeniter, Skalova, Sanchez, Miano et Carson en 2019). Là encore aucun geste délibéré de ma part, aucune récurrence préméditée, si ce n’est l’intention de faire entendre ces voix et leur mise en écho, c’est cela qui m’importe, la manière dont les espaces et les époques tissent du lien, se croisent de manière plus que signifiante. L’acuité de ces autrices, leur force politique sans étendard brandi. Leur fureur.

Les deux prochaines sorties de la collection ne dérogent pas à la non-règle puisque ce sont (encore !) deux femmes qui seront éditées : Nicoleta Esinencu et son dyptique Évangile selon Marie et Apocalypse selon Lilith en février prochain, puis à l’automne Retour de la préfecture de Jessica Biermann. Des textes qui se dressent contre les violences culturelles, physiques, politiques et symboliques, que ce soit la Bible, ou plus précisément la tradition liturgique chrétienne en Moldavie et l’oppression subie par les femmes, ou la police en France. Ils sont des chants de libération par la parole, déconstruisant des piliers représentatifs de l’autorité, du patriarcat, de ce qu’on appelle « l’ordre établi » dans un monde occidental essoufflé, en faveur d’une reconstruction poétique du monde, d’une ouverture à l’autre. Et oui, si c’est encore possible d’y croire, en une forme de solidarité. Alors déstabilisons l’ordre établi.

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Depuis la collection s’est enrichie des textes de nombreu·x·ses nouvel·le·s auteurices venant poursuivre ce travail éditorial que mène Claire Stavaux auquel je suis extrêmement sensible. J’y apporte une attention toute particulière.