Interview avec Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet est un poète dont j’aime suivre le travail poétique et de traduction. Je garde un souvenir fort de ma lecture du livre La Cité de paroles paru aux éditions Corti où l’auteur nous accompagne dans une galerie de figures importantes de sa conception de la poésie et de la parole. Je partage avec, ou plutôt grâce à Stéphane Bouquet, le goût de la poésie américaine qui fut si importante dans la construction de la poésie contemporaine francophone.

J’ai souhaité l’interroger sur son rapport à la traduction pour continuer l’exploration que je fais sur ce blog. Ses réponses viennent alimenter la vision plurielle que l’on peut avoir de l’activité de traduire, dans un rapport ici tout en intimité. Ce point de vue personnel vient compléter une mosaïque qui se dresse peu à peu dans l’ensemble des échanges que j’ai pu avoir avec les autres traducteurices.

© Fabienne Raphoz

Votre œuvre est irriguée par la poésie américaine. Est-ce qu’il était logique que vous en traduisiez ? Comment le passage à la traduction s’est déroulé dans votre activité ?

Jeune j’ai souvent été beaucoup plus sensible à la poésie étrangère qu’à la poésie française – sensible en particulier à la poésie américaine même si dans le cas de la poésie américaine, il entre sûrement des éléments non littéraires dans le goût que j’ai pour elle. Je dirais que ce sont des poètes étrangers qui m’ont autorisé en quelque sorte à tenter d’écrire la poésie qui m’intéressait.

À partir de là, traduire est venu presque naturellement. J’ai traduit pour mieux comprendre – mieux comprendre comment ça marchait dans la langue d’origine et comment je pourrais trouver des sortes d’équivalents dans ma langue. Le premier poète que j’ai traduit est Robert Creeley – son premier livre ou plutôt le livre qui regroupait ses premiers poèmes et où l’on peut entendre sa voix se former.

Je n’avais pas du tout l’intention initiale de publier ces traductions. Je voulais traduire pour moi-même comprendre ce que c’était qu’une langue qui va vite, une langue aussi qui atteint le poétique par la simplicité, la banalité, l’expérience ordinaire, de petites capsules de récit.

Une fois que je me suis pris au jeu, j’ai continué parce que je crois qu’en moulant sa langue sur le rythme d’une autre langue (une langue étrangère et la langue d’un autre) on gagne beaucoup en souplesse dans son propre travail.

Comment avez-vous appris à traduire ? Est-ce qu’il y a des modèles qui vous ont permis d’exercer la traduction ?

J’ai vraiment appris sur le tas et j’espère que je me suis amélioré à force ! Je n’ai pas fait d’école et je ne sais pas si je peux dire que j’ai eu des modèles, même si par exemple, j’ai été très sensible à la manière de traduire de Jacques Roubaud, notamment la poésie médiévale occitane ou japonaise. Je trouve qu’il tient une place qui m’intéresse, à l’écart des deux courants qui hantent la traduction contemporaine.

On pourrait résumer ces deux courants ainsi. D’un côté une façon de se faire hanter par la langue source qui frise parfois la traduction volontairement littérale ou au moins le calque ; de l’autre, une espèce de liberté interprétative qui a aussi des audaces étonnantes – c’est le cas d’Yves Bonnefoy qui n’hésite pas à changer les pronoms en traduisant un poème de Yeats ou celui d’Armel Guerne quand il traduit et parfois amplifie encore un peu plus les Élégies de Duino de Rilke et certaines de ses libertés sont très heureuses.

Je n’ai d’opposition de principe ni à l’un ni à l’autre courant, mais ce qui m’intéresse, c’est plutôt la manière dont une langue peut s’approprier, faire sienne, les inventions, les usages, les habitudes d’autres langues et dans ce cadre je cherche plutôt à familiariser les autres langues dans la mienne en contournant le moins possible les difficultés. La traduction représente alors une sorte de contrainte pour l’invention. Ce qui me semble plus ou moins la position de Roubaud.

Est-ce que selon vous, un·e auteurice traduit différemment par rapport à des traducteurices dont c’est l’unique travail ? Faut-il avoir son propre rapport à l’écriture pour ne pas traduire de manière trop littérale ?

Je ne sais pas si je saurais répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas différences de principe entre un métier et l’autre : chacun de ces métiers a le souci de la langue.

Si on prend le cas d’André Markowicz par exemple, je crois qu’on peut dire qu’il est essentiellement traducteur et pourtant, sa langue est capable d’inventions de cadences surprenantes et d’un grand détachement de la littéralité.

Je me souviens avoir pris le bus avec lui, et l’avoir entendu analyser à la volée la cadence et l’accentuation des conversations qui nous entouraient. On lui reproche même parfois cette façon qu’il a de sur-oraliser les textes qu’il traduit.

De même, lorsqu’Eve Malleret traduit Marina Tsvetaïeva, elle sait retrouver l’énergie concrète, furieuse, énervée parfois, tendue toujours, de cette langue.

Donc, réflexion faite, je crois que je répondrais non. Ce qui compte surtout, je crois, c’est d’être capable de trouver un enjeu linguistique pour soi au sein de la langue que l’on traduit. On ne traduit jamais tout, il faut accepter cette perte et se concentrer sur les enjeux que l’on souhaite transmettre. C’est au sens propre une interprétation.

Dans votre réponse à ma première question, vous disiez qu’il y avait des éléments non littéraires dans votre goût pour la poésie américaine. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela représente ?

Il se trouve que mon père biologique, que j’ai connu vraiment sur le tard, est américain. Que ma mère a vécu aux États-Unis quelques années et en a conservé longtemps la nostalgie. J’ai ressenti à partir d’un certain moment, vers la fin de l’adolescence, comme une sorte de manque le fait de ne pas parler anglais, un manque ou une privation indue, quelque chose qui aurait dû logiquement m’être donné et qui ne l’avait pas été. Je crois donc que dans mon amour pour la poésie américaine il entre aussi pas mal de réparation ou peut-être plutôt de conquête, de reconquête, de réclamation que j’espère avoir su faire mûrir.

Il a dû s’agir, d’une façon ou d’une autre, de se faire américain par mes propres moyens. En-tout-cas, je constate que la poésie américaine du XXe siècle qui m’intéresse (Creeley, Blackburn, la New York School) est celle qui parle de la vie quotidienne, du monde tel qu’il est ou tel qu’il était, des rues, des poubelles, des poutrelles métalliques, des métros, de l’air conditionné, etc., des objets les plus concrets possibles, les plus quelconques et ancrés dans la vie quotidienne.

Prenons Frank O’Hara pour seul exemple : ses Poèmes déjeuners (Lunch poems) furent écrits justement sur l’heure du déjeuner, dans les parcs, le métro, les librairies, les restaurants, au milieu d’amis et entre ses plages de travail. Du moins, est-ce la façon dont il les présente.

De même James Schuyler ou Paul Blackburn écrivaient des sortes de journaux intimes en poèmes. encore une fois, c’est cette activité poétique prise dans le réseau de la vie courante, des échanges, des aventures de rien, qui me plaît tant. Les poèmes je-fais-ci je fais-ça comme disent parfois leurs détracteurs. Mais justement, je fais-ci je fais-ça c’est la vie. Comme si vraiment leur poésie s’écrivait à la surface des rues, à même la peau, comme un témoignage pur et simple du monde alentour.

La poésie américaine ne m’intéresse plus autant ensuite, lors du virage L=A=N=G=U=A=G=E, mouvement qui apparaît au début des années 1970 aux États-Unis et qui s’intéresse moins au monde dans ses aspects triviaux qu’à la manière dont l’utilisation du langage crée le sens dans un poème. Le langage dans ces poèmes fabrique le sens presque tout seul comme un moteur qui tournerait à vide. Le monde disparaît un peu comme référence. Le poème est le résultat du langage au lieu d’être le résultat du monde.

De même, je ne suis pas très sensible au virage identitaire de la poésie américaine depuis une quinzaine d’années parce que les enjeux tournent majoritairement autour de la revendication de subjectivités minoritaires. Souvent dans cette poésie, j’ai l’impression qu’on veut me convaincre de quelque chose et dès qu’on veut me convaincre je m’ennuie un peu, je suis moins touché, pas touché en tout cas au point d’avoir envie de traduire parce que je ne suis pas très sensible à l’expression des idées en poésie, alors que ce qui me touche dans la poésie américaine des années 50 à 70 c’est je crois le monde comme il va, comme il vient, le monde sans raison et sans discours, le monde qui ne veut rien dire de particulier, le monde tel quel, en quelque sorte, tel qu’il ne m’a pas été donné ou plutôt le monde où il aurait été possible de « m’arriver ».

Est-ce que c’est le désir de réparation qui vous fait apprécier la poésie américaine des années 50 à 70 (sans parler de Peter Gizzi sur qui nous reviendront) au détriment de celle qui constitue l’Amérique d’aujourd’hui ? Tout désir de reconquête possède son lot de fantasmes, non ?

Oui, c’est tout à fait probable. Il entre une part de fantasme pour moi dans mon goût pour la poésie de cette époque-là. Il y a d’ailleurs des poètes contemporains que j’aime, hormis Peter Gizzi. Je pense à Lindsay Turner dont j’ai traduit le premier livre qui devrait paraître chez Joca Seria. Ou à Donna Stonecipher dont j’aime beaucoup les livres et qu’il me plairait de traduire. Et j’ajouterais : Carol Snow, Cole Swensen, Jorie Graham, bien d’autres encore.

Mais ces poètes-là, je les aime pour des raisons singulières. J’ai moins l’impression de sentir, et sans doute à tort, qu’ils et ici plutôt elles m’apportent une idée de l’Amérique. Ou alors comme vous le dites à juste titre, je n’y reconnais pas mon idée fantasmatique de l’Amérique.

Parlons de Peter Gizzi pour qui vous avez une fidélité sans faille. Vous avez réalisé toutes les traductions françaises existantes qui sont parues aux éditions Corti. Quelle relation entretenez-vous avec lui et avec sa poésie ? Qu’est-ce que cela produit de suivre en tant que traducteur le travail en cours d’un poète américain contemporain avec autant d’assiduités ?

J’ai traduit Peter pour la première fois à la demande de Sarah Riggs qui préparait un numéro d’Action poétique sur Cinéma et poésie. Je précise que le travail de Peter avait déjà été traduit brièvement par Emmanuel Hocquard, Françoise de Laroque et plus longuement par Pascal Poyet, mais aucun des trois n’avait traduit un livre entier.

J’ai découvert son travail à l’occasion de cette commande, et j’ai alors pensé à traduire tout un livre. Peter m’a fait confiance. Bon, je le connais, il avait dû se renseigner de-ci de-là pour savoir si j’en étais capable. Fabienne Raphoz aussi, qui avait déjà publié dans la Série américaine des éditions Corti, ma traduction de Paul Blackburn, m’a fait confiance. Et c’était parti.

Ce qui m’a donné l’envie de traduire plus, c’est qu’en traduisant ces premiers poèmes, j’ai senti une affinité immédiate. La poésie de Peter n’a pas renoncé au mot chanson ou chant (« song ») et même si la chanson est difficile d’accès, s’effrite, se dérègle, est pleine de fausses notes, elle reste pour lui un horizon souhaitable.

Je ne partage pas sa fascination pour ce mot, mais en revanche, j’ai comme lui un souci lyrique, le souci de faire que la langue puisse encore chanter quelque chose, c’est-à-dire produire un rythme, même un refrain de rien. En fait, je crois que nous avons l’idée commune que la poésie n’est pas faite pour dire quelque chose, mais plutôt pour créer des liens, des façons de se tenir ensemble dans un poème. Ensemble pour chanter par exemple, même mal.

Comme nous sommes devenus amis au fil du temps, Peter et moi, suivre ses livres est aussi désormais un geste d’amitié, une façon de poursuivre la conversation. Mais poétiquement cela a aussi un intérêt. D’une certaine façon, ça me facilite le travail puisque je connais bien maintenant ses tics, ses mots ou ses constructions fétiches, son goût pour l’anaphore qui structure beaucoup de poèmes – et je peux m’appuyer sur des choix de traduction que j’ai faits dans les livres précédents.

Gizzi utilise beaucoup, par exemple, les mots « inside » ou « standing » et j’ai une façon de les traduire qui ne varie pas de livre en livre comme pour marquer leur récurrence dans son œuvre. Mais d’un autre côté, suivre son travail me permet aussi d’être sensible à son évolution : il est frappant de constater que le monde qu’il dépeint s’obscurcit toujours plus, que la syntaxe tend à se simplifier, que les vers tendent à raccourcir, qu’il a une façon de revenir toujours aux mêmes motifs, mais comme s’ils étaient de plus en plus décharnés jusqu’à l’os.

La différence d’avec les poètes morts que j’avais déjà traduits, outre que Peter peut répondre à mes questions, est donc que l’œuvre évolue et qu’il s’agit vraiment d’accompagner un texte en vie plutôt que de prendre acte d’une œuvre close.

Vous n’avez pas seulement traduit l’anglais, mais aussi l’italien avec un livre de l’écrivain Andrea Inglese. Comment aviez-vous appréhendé la traduction de l’italien, culture littéraire tout aussi importante dans votre propre écriture que la poésie américaine ?

À un moment, je me suis un peu fatigué de traduire de l’anglais. Même si je continue à chaque traduction à étendre mon vocabulaire, par exemple, j’ai à peu près compris ce qui m’intéressait ou même m’émouvait dans la syntaxe américaine.

Son impressionnante malléabilité, par exemple, sa façon de malaxer le monde, de changer sans complexe un adjectif, voire un nom propre, en verbe. Voilà, j’aime comment l’américain, grâce à sa plasticité, fait du monde une sorte de souple pâte à pain et c’est cela que j’ai tenté de laisser diffuser dans mon français.

Ayant compris cela, j’ai eu envie d’une autre langue et l’italien s’est présenté à moi à la fois parce que j’avais des bases, parce que je lis pas mal de poésie italienne que j’aime beaucoup et parce qu’Andrea Inglese était un ami. En lisant sa poésie en italien, je me disais qu’elle avait un ton qui me plaisait et que pour mieux la comprendre, ce serait peut-être bien de la traduire. 

Et, en effet, j’aime beaucoup le ton faussement détaché de ses poèmes, ils sont très discursifs, le bavardage d’un amoureux éternel (un amoureux des corps et des choses – Inglese est un grand lecteur de Francis Ponge) mais un amoureux éternellement éconduit ou au bord de l’être ou qui a peur de le devenir.

La poésie d’Andrea fait un usage abondant de la complexité syntaxique que l’italien a hérité du latin (nous aussi, mais ils ont moins que nous abandonné le subjonctif par exemple ou la concordance des temps) et c’est très intéressant de se colleter avec cette tâche : rendre la syntaxe poétique en français.

Une des choses que je trouve difficile avec la traduction de l’italien, c’est que la proximité avec le français est un danger. On se laisse facilement avoir par des formules qui sonnent presque comme le français, mais qui pourtant, si on les traduit littéralement, produisent un léger sentiment de décalage ou de boitement dont on ne s’aperçoit pas toujours.

La traduction semble être un outil qui vient conforter votre relation à l’écriture. Cela dit, est-ce que vous seriez prêt à traduire dans une nouvelle langue, prendre le risque d’un inconfort ?

S’il s’agit de traduire vers une autre langue que le français, non je n’y suis pas prêt parce que je sais que je n’en suis pas capable. Quand on traduit, je crois que l’important est de maîtriser au maximum la langue d’arrivée.

La langue de départ, il me semble moins important de la dominer complètement, il faut surtout avoir une bonne idée de ses grandes règles grammaticales. Je ne maîtrise aucune langue complètement, hormis le français. Donc je serais incapable de traduire vers une autre langue. Je ne me ferais pas du tout confiance.

En revanche, traduire vers le français d’autres langues que je ne connais, oui tout à fait. D’abord parce que j’ai un principe de vie : « dans le doute, dis plutôt oui que non ». Si on dit oui, l’expérience qu’on fera sera peut-être décevante, ennuyeuse, détestable, atroce – mais ça sera une expérience. Si on dit non, on se ferme les possibles, et personnellement je trouve ça nettement plus réjouissant d’avoir une très mauvaise expérience que pas d’expérience du tout. Donc oui.

D’ailleurs en ce moment, je traduis avec une équipe les poèmes lituaniens de Jonas Mekas vers le français, à la demande de Michaël Batalla, le directeur du CipM, ce qui est une bonne expérience ! Ma connaissance du lituanien est quasiment nulle et je travaille avec des locuteurs natifs de la langue.

Mais c’est très réjouissant de découvrir les problèmes particuliers que pose une langue. Par exemple, les poèmes de Mekas sont très compacts, souvent un seul mot par vers. Il faut dire que le lituanien est une langue qui permet cela.

Par exemple, on n’a pas besoin en général d’article, ou de pronom, ou de préposition en lituanien. C’est aussi une langue à cas. C’est la terminaison du mot qui dit quelle est la place grammaticale du mot dans la phrase. Donc cela donne une langue très ramassée sur elle-même.

Comment garder la compacité du lituanien en français ? Surtout quand quelqu’un comme Jonas Mekas joue justement de cette compacité pour dire la solitude, un mot isolé par vers comme un être isolé par lieu. Très très difficile, mais il est vraiment amusant d’essayer.

Vous parlez d’un travail en groupe, cela me fait penser qu’il y a de plus en plus de collectifs de traducteurices qui se constituent comme le collectif Cételle ou encore le collectif Connexion Limitée dont j’avais interviewé Lénaïg Cariou qui en fait partie. Est-ce que pour vous, traduire à plusieurs constitue une expérience intéressante ? Permet-elle de mieux appréhender le texte à traduire, surtout quand il s’agit de poésie ?

Il est certain que traduire à plusieurs est une expérience enrichissante. Si on considère que lire un poème c’est toujours plus ou moins l’interpréter, c’est-à-dire être sensible à certaines choses plutôt qu’à d’autres, à un effet littéraire plutôt qu’à un autre par exemple, alors traduire à plusieurs revient à confronter les interprétations – comme des violoncellistes devant une partition.

C’est comme si à plusieurs on faisait mieux ou plus résonner les facettes du texte. Il y a aussi que chacun a des savoir-faire différents. Par exemple, pour cette traduction collective de Mekas, Anne Portugal m’apprend énormément sur les manières de densifier la langue et de couper au plus juste.

La traduction collective recèle aussi des dangers bien sûr : le pire à mon sens c’est celui du juste milieu. L’obligation de se mettre d’accord risque de faire accepter les solutions les plus anodines, les plus moyennes, celles qui convainquent tout le monde, ou plutôt qui gênent le moins tout le monde, que tout le monde est prêt à accepter en se disant : bon, ça, ça va, c’est pas terrible mais on échappe au pire. Il y a donc un risque d’arriver à la solution du consensus qui peut souvent être une solution assez plate.

Je m’aperçois que je parle beaucoup de langue au cours de notre entretien mais je crois que ça dit quelque chose de l’activité de traduction : au fond, puisqu’on ne choisit pas de quoi ça parle, notre seule façon d’entrer dans le texte en tant que traducteur c’est de veiller à la langue du texte. Le sujet n’est pas réellement notre affaire. En revanche : veiller sur la langue, veiller à la converser vivante et efficace, ça oui c’est l’affaire de la traduction.

Pour terminer, comment percevez-vous les traductions de vos propres textes ? Avez-vous des exigences ou laissez-vous le·la traducteurice libre de traduire ce que vous avez écrit en français comme iel le perçoit ?

Je n’ai pas d’exigence. J’estime que puisque je maîtrise moins bien la langue d’arrivée que la personne qui me traduit, tous les avis que je peux donner sont sujet à caution. Pour les traductions en anglais ou en italien, je peux éventuellement relire, dire là où je détecte un faux sens, faire des propositions, notamment je signale souvent quand mon français n’est pas tout à fait correct, afin que les traducteurs se sentent libres de ne pas être corrects dans leurs langues. En même temps, je le sais, il est très difficile de rendre les incorrections volontaires en traduction, car immédiatement, nous tombe dessus le soupçon que c’est mal traduit. La faute exprès passe mal.

En tout cas, je laisse toujours les décisions finales aux signataires de la traduction. Le rythme de la langue, notamment, est quelque chose qui m’importe, qui m’importe même bien plus que le sens, et cela, il faut vraiment être très bon dans une langue pour le percevoir. Donc je laisse faire, je laisse aller, ça sera ce que ça sera.

D’ailleurs, je n’aime pas la posture d’auteur qui veut absolument tout maîtriser de ce qu’il produit. Je trouve qu’il y a une grande beauté dans le fait qu’un texte soit déformé par le hasard, par l’intervention d’autrui, par les lectures à côté.

En fait, je crois que je n’aime pas la littérature qui a quelque chose à dire, je préfère celle qui tente de fabriquer une zone de partage : la traduction est une zone de partage idéale. Je n’attends pas que quelqu’un qui me traduise véhicule ce que j’ai à dire. Je n’ai à peu près rien à dire – ou ce que je dis n’est pas pour moi ce qui compte d’abord. J’espère plutôt que le texte devienne une zone hospitalière, un abri, un accueil et que la nouvelle langue accroisse la taille du toit de l’abri.

———————–

On peut lire les traductions de Stéphane Bouquet aux éditions Corti et également aux éditions NOUS

Son œuvre poétique est principalement éditée aux éditions Champ Vallon

Interview avec Marina Skalova et Camille Luscher

Je continue mon travail d’exploration des regards sur la pratique de la traduction. J’ai eu la chance d’interroger deux traductrices : Marina Skalova et Camille Luscher. Elles ont traduit ensemble le livre Sucre, journal d’une recherche de Dorothee Elmiger paru aux éditions Zoé. Toutes deux nous racontent comment s’est déroulé cette traduction. Elles décrivent aussi la façon dont résonne la traduction en elles. Je trouve leurs visions de la traduction remplies de vitalité. Cela renouvelle la façon dont je perçois cette pratique littéraire.

© DR ©Blume_Bruno

Pour commencer cette interview avec vous deux, je voudrais évoquer ce qui vous réunit présentement : la traduction de Sucre, journal d’une recherche de Dorothee Elmiger paru en avril 2023 aux Éditions Zoé. Pourquoi avoir voulu travailler à deux sur la traduction de ce roman et comment cela s’est déroulé ?

Camille Luscher : Marina et moi sommes amies depuis longtemps et nous avons souvent eu l’occasion de parler des livres qu’on aime et notamment de Dorothee Elmiger, dont on avait toutes les deux traduit de brefs textes. Quand j’ai convaincu les éditions Zoé d’acheter les droits de ce livre un peu fou, Aus der Zuckerfabrik, j’ai tout de suite su que je ne pourrais pas en être seulement l’éditrice.

En tant que directrice de collection pour les éditions Zoé, j’ai la chance de pouvoir choisir les livres que j’édite, en les lisant dans la langue originale. Et avec certains d’entre eux, le lien est trop fort pour que je ne veuille pas m’y investir personnellement.

En même temps, c’est un livre plein de références, assez intellectuel, mais dont la composante musicale et plus encore corporelle, sensuelle, est essentielle. J’y retrouvais quelque chose qui m’a toujours fascinée dans l’écriture de Marina Skalova, ce mélange réussi, ce rythme de la langue, cette présence du corps et de l’esprit confondu.

M’allier à Marina m’a paru dès lors une évidence pour éviter de me noyer moi-même dans une démarche cérébrale, qui aurait été renforcée par le fait de devoir gérer aussi le côté éditorial du livre (les citations, l’appareil de notes…).

Marina Skalova : En tant qu’autrice et traductrice, les textes que je désire traduire sont souvent en dialogue avec ma propre démarche d’écriture. Je m’intéressais à l’œuvre de Dorothee Elmiger depuis assez longtemps, j’avais d’ailleurs contacté les éditions d’en bas pour leur proposer de traduire son roman précédent mais sa traduction était déjà en cours.

Son livre La société des abeilles, que Lila Van Huyen a traduit pour les éditions d’en bas, m’avait passionné. C’était un flux polyphonique, un flux de pensées, discours directs ou rapportés tentant de penser notre condition face à la crise migratoire. Il résonnait avec les textes que j’écrivais à l’époque.

J’ai ensuite été amenée à traduire plusieurs textes courts de Dorothee Elmiger, parfois avec un ami, Alexandre Pateau, et je suivais son écriture de près. Lorsque Camille est venue me voir pour me dire qu’elle avait envie de traduire Aus der Zuckerfabrik, il y avait deux options : se fâcher ou le traduire ensemble. Nous avons choisi l’amitié, et nous avons découvert que nos approches étaient souvent complémentaires.

Ce n’est pas évident de partager une langue, ou de faire langue à deux. Nous avons débattu de presque chaque mot du livre mais cette confrontation de points de vues (sémantiques, rythmiques, politiques…), qui faisait autant appel à notre lecture de l’original qu’à nos langues intimes, à l’histoire des langues en nous, était passionnante.

Comment traduit-on un roman à deux ? Et qu’est-ce que cela apporte de travailler en binômes, au-delà de ce qui a motivé ce rapprochement entre vous deux ?

Marina Skalova : Traduire à deux m’a permis d’appréhender cette écriture dont je me sentais proche avec un regard extérieur toujours présent, coupant court à une approche qui aurait pu être trop fusionnelle. À la base, nous traduisons assez différemment, la même phrase pouvait devenir tout autre selon si elle était formulée par Camille ou moi.

Nous avons d’abord passé un an à traduire les 40 premières pages, nous faisions des allers-retours pour trouver une langue commune. Une fois que nous avions trouvé cette façon de faire, cela a été beaucoup plus fluide.

Concrètement, Camille a eu l’idée judicieuse que chacune fasse le premier jet d’un chapitre sur deux, plutôt que de couper le livre en deux. Nous avons opté pour un processus de validation à trois étapes. L’une faisait le premier jet, la deuxième relisait ce premier jet et intervenait partout où elle jugeait pertinent de le faire, celle qui avait fait le premier jet d’un chapitre avait le final cut dessus.

Nous avions une dropbox et nous intervenions chapitre par chapitre. Nous avons aussi fait plusieurs sessions où nous relisions tout ensemble. J’ai beaucoup appris en travaillant avec Camille.

Camille Luscher : Je me dis souvent que la première qualité d’un·e traducteur·ice est de ne pas cesser de s’interroger, et à deux on n’y coupe pas ! C’est un luxe de se donner ce temps et de pouvoir échanger nos points de vue, nos interprétations, pour le plus souvent trouver une troisième solution qui englobe tout.

Ça a pris beaucoup de temps, mais on sentait que ça profitait beaucoup à la traduction et ça nous encourageait. Je ne pense pas qu’il en irait de même pour tous les textes. Il y a dans ce livre une dialectique et une pluralité de genres qui s’y prêtent bien sans doute.

Marina Skalova : Traduire en binômes permet de tâtonner à deux pour trouver le mot juste, de déployer ensemble toutes les résonances d’un mot ou d’une phrase dans le contexte d’un paragraphe, d’un chapitre, d’un livre…D’expliciter, d’objectiver des choix que l’on fait parfois plus intuitivement lorsqu’on traduit seule. Mettre en œuvre une intelligence collective au service d’un texte. Comme c’est un livre vraiment pluriel, affirmer le croisement des subjectivités était un geste qui nous paraissait juste.

Et en même temps, comme ce texte faisait beaucoup appel à l’intime, cela aurait été difficile de le traduire avec quelqu’un dont je n’étais pas proche. Par exemple, nous devions nous accorder sur les mots avec lesquels nous écrivons le désir, la sensualité, nous approprier à deux ce qu’a écrit Dorothee Elmiger.

Pouvez-vous décrire, chacune de vous deux, le parcours qui vous a amenées à la traduction ? Il me semble qu’ils doivent être assez différents et c’est intéressant de les voir se regrouper dans une même interview.

Marina Skalova : Nos backgrounds linguistiques sont effectivement assez différents mais nous sommes toutes les deux passées par le Master of Contemporary Arts Practice de la Haute école des Arts de Berne. Camille a fait partie de la première promotion, je l’ai intégrée plus tard. C’est, à notre connaissance, le seul cursus en Europe qui aborde la traduction littéraire comme une discipline artistique au même titre que la création littéraire.

Cela a clairement façonné nos approches de la traduction. Nous sommes toutes les deux sensibles à la créativité qui s’exprime dans le processus de traduction, à l’idée qu’il y a des pertes mais aussi des gains, qu’une traduction est un texte en soi, le résultat d’un processus d’écriture et pas uniquement « une copie moins bien de l’original ». Confrontée à l’idéologie qui prévaut encore dans le milieu littéraire, je me rends compte que c’était une formation vraiment novatrice…

Camille Luscher : Avant le master qu’évoque Marina, je suis passée par l’Université de Lausanne qui a un pôle de traduction vraiment développé grâce au Centre de traduction littéraire, le CTL (où je travaille aujourd’hui pour organiser des rencontres sur la traduction, des formations). C’est là que j’ai découvert la traduction littéraire comme une pratique de lecture appliquée, de lecture par l’écriture peut-être, réunissant tout ce qui me passionnait : les littératures francophones, germanophones, la réflexion plus linguistique sur la langue, son usage, ses effets.

Ensuite, le master à Berne m’a offert deux ans d’expérimentation, j’ai traduit beaucoup de poésie, où sont concentrées toutes les questions que pose n’importe quelle traduction. Ça m’a conduit à tester les limites, à traduire des textes considérés intraduisibles comme des textes en langues inventées, les premiers romans d’Arno Camenisch, en particulier Derrière la gare, ou encore le concert bruitiste de Hugo Ball ou un texte en faux bernois de Franz Hohler. Ce sont des textes qui rendent visible la traduction, on voit que ce qui est traduit est bien au-delà du niveau sémantique, ce qui s’applique évidemment à n’importe quel texte littéraire.

Marina Skalova : Ma première traduction était aussi celle d’un texte dit intraduisible, une pièce de théâtre de l’autrice Katja Brunner qui dissèque sans cesse la langue allemande et joue avec ses limites, un peu à la Elfriede Jelinek. Ce sont effectivement des textes qui demandent un travail d’écriture, de recréation, de réinvention assumé, où la traduction devient visible.

Mais même lorsqu’on traduit un texte dont la langue peut paraître simple, chaque phrase peut s’écrire d’une dizaine de manières différentes. La syntaxe, l’ordre des mots dans la phrase, tout est le fruit d’une multitude de choix. Cecile Wajsbrot le montre très bien dans son livre Nevermore (au sujet de Virginia Woolf dont la langue n’a rien de simple, mais ce livre décrit d’une façon assez lumineuse le chemin d’une traduction)…

Ensuite, pour ce qui nous distingue et qui nous a amenées à la traduction. J’ai grandi en France et en Allemagne dans une famille de langue russe. Le russe est ma langue maternelle, le français et l’allemand mes langues d’écriture. J’ai toujours traduit pour mes parents, les propos des gens à l’extérieur, les courriers administratifs, tout. La traduction littéraire est ce qui me permet de créer des passerelles entre les mondes (culturels donc affectifs et sensoriels) qui me constituent, et qui autrement resteraient déconnectés, hermétiques les uns aux autres.

Camille Luscher : Il se trouve qu’étant née et vivant en Suisse, je traduis aujourd’hui essentiellement de la littérature suisse, des autrices et auteurs avec lesquels je partage un système politique, une histoire, une certaine géographie. Traduire pour comprendre et faire comprendre ? Je ne sais pas si je me sens tellement l’âme d’une passeuse, si c’est ce qui m’anime en premier lieu, c’est plutôt l’économie du livre qui fonctionne comme ça. Je recherche d’abord une écriture.

Vous êtes toutes les deux d’une génération de traducteur·ice·s qui redonnent un nouvel éclairage sur cette pratique littéraire. Il me semble qu’il y a encore beaucoup de chemin pour que la traduction ne soit plus perçue comme un travail de l’ombre par le grand public. Comment vivez-vous l’évolution du regard qui se porte sur cette pratique ? Qu’espérez-vous en tant que traductrices ?

Marina Skalova : Sans même parler du grand public, je suis assez frappée par le manque de conscience pour ce qu’implique la traduction littéraire au sein même du milieu littéraire. D’un côté, les associations professionnelles comme l’ATLF, Toledo en Allemagne ou encore le CTL à Lausanne où travaille Camille, ne cessent de militer pour faire entendre qu’une traduction est indissociable de la subjectivité d’une personne, que ce n’est pas une opération neutre…

Et de l’autre, l’invisibilisation de la traduction reste la norme, invisibilisation d’autant plus habituelle que trois quarts des traductrices sont des femmes. C’est tellement un travail de l’ombre que l’on nous délègue aussi un certain nombre d’autres tâches, de l’achat des droits à la rédaction des dossiers pour l’obtention de subventions.

Souvent, on porte un texte longtemps avant sa publication, on lui trouve une maison d’édition et avec ce rôle de passeuse, on devient un peu l’agente de l’autrice ou de l’auteur, chargé·e de la faire connaître en France. C’est une charge de travail assez immense, en décalage avec le manque de représentation qu’a le grand public de la traduction. Longtemps, on a considéré et on considère souvent encore qu’une bonne traduction doit être invisible. De là à l’invisibilisation, il n’y a qu’un pas.

Il y a évidemment beaucoup de choses qui se sont faites ces dernières années, il y a de nombreux festivals de traduction, des traducteurices sont invité·es à des rencontres… Mais j’ai toujours l’impression que cela reste dans une forme de bulle, le milieu de la traduction littéraire, et que le message ne passe pas vraiment au dehors. J’espère, globalement, que le milieu littéraire devienne moins maltraitant, que ce soit en tant que traductrice, autrice, ou juste en tant que personne.

Camille Luscher : Oui, c’est vrai, le milieu de la traduction littéraire est un peu une bulle. Et quand on y travaille comme moi, entourée de gens adorables (les traducteurs et traductrices sont par essence adorables), passionnés, et légèrement obsessionnels, on peut oublier que tout le monde n’est pas aussi sensible aux questions de traduction. Bien sûr, on constate une évolution favorable, une présence accrue des traductrices et traducteurs sur les scènes des festivals, dans les rencontres littéraires, à la radio. L’intérêt est véritable.

Et puis tout à coup, la liste d’un grand prix étranger est publiée dans un grand journal sans aucune mention de traducteur. Ou dans un festival reconnu, qui par ailleurs fait la part belle aux traducteurs, avec un programme dédié, il y a la grande autrice star qui apparaît comme si elle avait écrit elle-même la traduction. Rien n’est acquis. La traduction est souvent une tâche aveugle, on l’invisibilise malgré soi, sans s’en rendre compte.

Je pense que c’est entre autres raisons structurelles parce qu’elle remet en question le statut d’auteur, de texte original, elle déstabilise, au sens propre : met en mouvement, déplace l’équilibre. On nous dit qu’un texte traduit est un autre texte que l’original, que la traduction transforme l’original, mais on ne sait pas comment, ni par qui.

Moi je trouve ça passionnant d’essayer de comprendre quel rapport une traduction établit avec un texte original, mais je comprends que ça soit frustrant de se dire qu’on n’a pas tout à fait accès à l’original. Qu’il y a un filtre. D’autant plus déstabilisant qu’on ne sait rien des traductrices qui l’opèrent.

CQFD : il faut visibiliser les traductrices, comme ici, mais aussi en publier les bio linguistiques, les laisser s’exprimer dans des préfaces, des postfaces, des paratextes comme les géniaux journaux de traduction que publie la plateforme TOLEDO que mentionne Marina.

Évidement ça brouille les pistes, un auteur a tout à coup plusieurs voix, plusieurs lectures. Il n’y a plus une seule réalité. La traduction est une affaire de nuances, elle « complique l’universel » pour reprendre les mots de Barbara Cassin, et c’est un mouvement essentiel mais un peu à contre-courant du marché capitaliste.

Marina Skalova : Si je traduis, c’est pour le corps-à-corps avec la langue que permet la traduction, pour cette relation d’écriture, certes invisible, mais bien tangible au moment où je suis plongée dedans. C’est la part la plus intéressante du travail, loin du milieu littéraire, dont je ne peux nier l’existence mais que j’oublie heureusement au moment où je suis dans le texte.

Camille Luscher, tu diriges la collection Domaine allemand aux Éditions Zoé. Comment se passe ce travail ? Hormis cette collection, j’ai l’impression que la littérature suisse de langue allemande est très peu représentée dans les éditions francophones. Est-ce que tu fais ce constat également ?

Camille Luscher : Au contraire ! Je constate un grand intérêt, réjouissant, ces dernières années, avec plusieurs maisons françaises qui publient des auteurs suisses alémaniques. Les plus connus sont certainement Peter Stamm et Martin Suter, chez Bourgois, mais il y a eu Gianna Molinari chez Delcourt, Melinda Nadj Abonji chez Métailié, Adélaïde Duvanel redécouverte par les éditions José Corti. Ariane Koch qui paraîtra prochainement chez Robert Laffont, Kim de l’Horizon, dont on a beaucoup parlé cette rentrée, publié par Julliard. J’en passe et des meilleurs. Moi-même j’ai publié des traductions d’Arno Camenisch et d’Eleonore Frey aux éditions Quidam.

Je crois que beaucoup d’auteurs de Suisse allemande se considèrent avant tout comme des auteurs germanophones, peu importe si c’est de Suisse ou du Sud de l’Allemagne. Bien sûr l’édition germanophone connaît des frontières, mais elles sont peut-être moins marquées que du côté francophone parce que l’Allemagne est un pays plus décentralisé.

Pour ma part, j’ai toujours trouvé un peu étrange qu’on précise avec autant d’insistance « Traduit de l’allemand (Suisse) par… (ou Autriche…) » Alors qu’on ne précise rien quand un texte vient d’Allemagne. « Traduit de l’allemand », même cette formule me paraît un peu suspecte. Je comprends l’intérêt de préciser de quelle sphère géographique vient une œuvre traduite, mais est-ce que la bio de l’auteur, l’autrice n’est pas beaucoup plus pertinente ?

C’est réducteur de dire qu’une œuvre est traduite de telle ou telle langue. Alors que si je traduis Max Frisch, Eleonore Frey ou Annette Hug, je ne traduis pas du tout la même langue. Pour les éditions Zoé, j’ai suggéré qu’on ne précise plus la langue, du moins pas en couverture. On mentionne simplement « Traduit par.. », l’idée étant de ne pas réduire l’œuvre à un imaginaire linguistique…

Quant à la collaboration avec les éditions Zoé, elle se passe très facilement, je me renseigne et je lis le plus possible et quand j’ai un coup de cœur, j’en parle avec la directrice, Caroline Coutau, qui m’aide à affiner mon impression de lecture, et puis je croise les doigts pour qu’ils puissent acheter les droits.

Je me sens avant tout traductrice et c’était très important pour moi de conserver ce rapport aux textes. Mais j’aime aussi beaucoup accompagner des traductions, les relire, aider à les accomplir, poser les questions qui permettront d’aller plus loin. Et puis pour certains livres, je collabore aussi à produire tous les textes qui participeront à la promotion, la 4e de couverture, mais aussi l’argumentaire, la présentation aux libraires etc. C’est encore un autre exercice.

Pour finir, je m’adresse à Marina. Tu as la particularité d’être aussi autrice et d’avoir pour langue natale le russe. Qu’est-ce que cela change dans ton rapport à l’exercice de la traduction d’avoir la double casquette d’autrice et de traductrice ? Mais aussi, connaître le russe aussi intimement produit-il dans l’exercice de la traduction de cette langue un lien particulier au texte sur lequel tu travailles ?

Marina Skalova : Lorsque je traduis, mon attention est entièrement focalisée sur la langue, puisque la matière est « déjà-là ». La traduction rend le travail sur la langue plus délibéré, plus désintéressé en quelque sorte, puisque je ne dois pas aussi m’arracher la matière, lutter contre mes résistances intérieures, ce qui est une grande partie du travail d’écriture. C’est une différence de taille, mais c’est la seule.

La traduction fait appel à mon corps, mon expérience personnelle, la construction intime de mon rapport à la langue française, mon sentiment du rythme, de la musicalité etc. Je suis peut-être plus consciente du travail que j’opère sur la langue lorsque je traduis et que je suis désencombrée de tout ce qui m’appartient quand j’écris (mes doutes, mon éventuelle matière autobiographique etc.).

Pour répondre à ta deuxième question : ma langue natale est le russe mais l’allemand est une langue que je parle mieux, avec un degré de proximité qui est également fort, bien que différent.

Effectivement, j’ai une forme d’intimité enfantine avec le russe mais aussi la sensation d’une perte, car ce n’est pas la langue que j’habite aujourd’hui majoritairement. Cette nostalgie entre sans doute en ligne de compte lorsque je traduis du russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, je ne peux plus retourner en Russie et la langue est ce qui me permet de maintenir le lien avec un monde dont j’éprouve la disparition.

Mon rapport à la langue, aux langues est sans doute plus instable que celui de Camille, je peux ressentir un sentiment d’illégitimité dans chacune d’entre elles. Le français est ma langue d’écriture, la seule où je me sens relativement souveraine (je dis relativement car j’y éprouve aussi des gouffres, mais qui est totalement assuré.e de sa langue ?).

L’idéologie dominante en traduction voudrait que l’on traduise « vers sa langue maternelle » : c’est nier la réalité de toutes les personnes issues de l’immigration ou vivant entre plusieurs réalités culturelles.

Si la traduction littéraire est pensée comme lieu d’accueil et d’hospitalité, on y préfère parfois aussi les « points de départ » et les « points d’arrivée » rassurants, à une hybridité questionnant l’origine et l’arrivée.

——-

Le site internet de Marina Skalova

Camille Luscher sur le site du CTL

Domaine Allemand aux éditions Zoé

Interview avec Jean-Marie Saint-Lu

Après avoir interviewé le traducteur et auteur Guillaume Contré, je continue d’interroger des traducteurices pour mieux comprendre les différents points de vue sur cette discipline. J’ai découvert le nom de Jean-Marie Saint-Lu lorsque j’ai commencé à lire le travail littéraire d’Eduardo Berti. Ce traducteur est une figure importante de la transmission de la littérature hispanophone en français.

Jean-Marie Saint-Lu nous parle, dans cette interview, de son engagement et de la façon dont il conçoit son travail. Je constate que chaque traducteurice conçoit différemment son travail. Il n’y a pas qu’une seule définition de ce travail, ce qui prouve que la traduction est plus que jamais vivante. Il me semble important de donner à lire sur La vie sans principe cette multitude de regards sur cette discipline au risque de lire des interviews qui se contredisent les unes avec les autres.

© DR

Pouvez-vous nous raconter le parcours que vous avez fait pour devenir traducteur littéraire de langue espagnole ?

Mon parcours est le résultat inattendu d’une grande frustration. En effet, aussi loin que je me souvienne, et pratiquement dès que j’ai su lire, j’ai voulu être écrivain. Jusqu’à ce que je me rende compte (et que j’admette, pas simple…) que je n’avais ni l’imagination ni le talent nécessaires pour le devenir. Pour me remettre de ma désillusion, je me suis persuadé qu’en fait, ce que je voulais, c’était écrire en français, et que si je n’avais rien à dire, je pouvais en revanche « tirer parti » du talent des autres. J’ai alors pensé que pour quelqu’un qui voulait écrire, mais qui n’avait malheureusement rien à dire, la traduction était la solution idéale.

Dès lors, il me fallait trouver des textes à traduire, et convaincre des éditeurs de me les confier. Une suite de circonstances (de hasards) heureuses ont fait que je rencontre l’écrivain péruvien Alfredo Bryce Echenique, que je me lie d’amitié avec lui, et que son futur éditeur de l’époque, Michel Luneau, accepte (Alfredo avait su le convaincre de le faire), de me confier la traduction de son gros roman La Vie exagérée de Martín Romaña. Mes seuls atouts étaient mon envie de traduire et mon agrégation d’espagnol, grâce à laquelle j’avais été élu assistant à l’Université de Paris-X Nanterre… où Alfredo avait été nommé lecteur, premier hasard lourd de conséquences…

Il se trouve que plusieurs grands libraires parisiens, qui avaient « adoré » le roman, mécontents qu’il n’obtienne pas le prix du livre étranger pour lequel il avait été nominé, fondèrent illico et lui attribuèrent un prix spécial, le prix Voltaire, (Le roman en question étant le premier volet d’un diptyque intitulé Carnets de navigation dans un fauteuil Voltaire), symbolisé justement par un beau fauteuil Voltaire ancien — du moins ce qu’on appelle ainsi, bien qu’il n’ait pas grand-chose à voir avec celui de l’auteur de Candide.

Cela attira l’attention sur le roman qui eut un beau succès… et aussi sur son traducteur. Jean-Jacques Brochier, alors directeur du Magazine Littéraire, à qui Tony Cartano, éditeur aux Presses de la Renaissance, avait demandé de lui indiquer un traducteur de l’espagnol, lui suggéra mon nom. Il faut dire que J-J Brochier avait beaucoup aimé le livre, qu’il avait lu avant publication sur le tapuscrit de ma traduction, à la demande de son ami Michel Luneau.

Tout s’enchaîna ensuite. C’était en 1984, et depuis, je n’ai plus cessé de traduire — plus de 150 romans à ce jour. Mais même s’il s’agit là d’une belle compensation, j’avoue qu’au fond de moi, je suis encore – un peu – frustré de ne pas avoir été écrivain moi-même…

Nous connaissons une période où le travail de traducteur·trice semble être reconsidéré. Nombres de vos collègues considèrent que traduire, c’est aussi une autre manière d’écrire. Comment percevez-vous le nouvel éclairage porté sur la traduction et la manière dont elle est défendue par les nouvelles générations ?

En effet, la situation du traducteur EN FRANCE s’est nettement améliorée depuis quelques années (c’est loin d’être le cas par exemple en Espagne), et la première preuve en est qu’il est à peu près décemment payé – toutefois, pour vivre de cette activité, il faut avoir toujours du travail et traduire au moins dix pages par jour. De là qu’il s’agisse souvent, financièrement, d’une activité d’appoint.

Au moins aussi important, moralement, l’obligation pour l’éditeur d’indiquer le nom du traducteur, sur la couverture (sauf en cas de maquette traditionnelle, comme la Blanche de chez Gallimard), sous la page de titre et aussi en quatrième de couverture. Cela semble aller de soi, mais c’est, comme pour l’aspect financier, le résultat d’un très long travail des associations de traducteurs, en particulier de l’ATLF.

Il est vrai que désormais le traducteur est souvent considéré comme un « auteur ». Il y a là matière à discussion, et pour tout dire ce n’est pas mon avis. Nous dirons simplement que le traducteur est l’auteur de sa traduction. Car s’il est bien l’ouvrier d’un travail d’écriture, il lui manque le plus important, à savoir d’avoir créé la matière de ce qu’il traduit. Ce qui n’est pas rien.

Il y a aussi qu’on trouve maintenant en France (et ailleurs) des formations universitaires pour la traduction. Elles sont très profitables, mais pour moi (j’ai pris part à plusieurs d’entre elles) il s’agit d’un leurre : tant que le diplôme qu’elles accordent ne débouchera pas ipso facto sur un emploi de traducteur, elles n’auront pas atteint le but principal auxquels elle prétendent. Or, si ce diplôme peut être un atout pour entrer dans la « carrière », il est un peu malhonnête de laisser croire aux étudiants (je parle d’expérience) qu’il est un sésame infaillible pour ce faire.

Toutefois, il est bien sûr que ce travail — comme tout ce qui touche à la littérature — jouit d’un prestige certain auprès des jeunes générations. J’ai fait une carrière universitaire, et c’est bien souvent que certains étudiant, ayant appris que j’étais aussi traducteur, m’ont avoué qu’ils préféraient cette activité à l’enseignement (pour lequel nous les avions formés), et donc me demandaient conseil pour devenir traducteurs eux-mêmes. Ce qui me causait chaque fois un certain malaise…

Bref, il me semble presque aussi (mais j’insiste sur le « presque ») « créatif » de traduire que d’écrire. Malgré ce « presque », la satisfaction du travail bien fait et la considération de l’éditeur procurent un plaisir certain.

Vous avez traduit de grandes figures de la littérature hispanophone, comme Juan Marsé (et sa fille Berta Marsé), Javier Marías ou encore l’incontournable Roberto Bolaño dont l’œuvre complète est en train d’être publié en 6 tomes aux Éditions de l’Olivier. Plutôt qu’un travail de création, est-ce que vous préférez utiliser le terme de transmission pour évoquer votre travail ?

Comme je l’ai dit dans une réponse précédente, pour moi la traduction n’est pas une création — à la rigueur une « recréation » —. Le terme de transmission me semble correct. On parle aussi des traducteurs comme des « passeurs », mot que je trouve plus juste encore. On reçoit un texte écrit dans une langue étrangère, et on le fait « passer » dans sa propre langue. D’ailleurs, et pour rappel, étymologiquement traduire (latin « trans ducere ». « faire passer d’un endroit à un autre »), exprime exactement cette idée.

Les traducteurs sont donc bien des passeurs de textes.

Vous participez à l’important travail de traduction de l’œuvre complète de Roberto Bolaño avec Robert Amutio, un autre traducteur. Comment se passe ce travail à deux ? Il existe plusieurs collectifs de traducteurs·trices comme Connexion Limitée (avec lequel je m’étais entretenu par l’intermédiaire de Lénaïg Cariou). Selon vous, la traduction est-elle une activité solitaire ou ouverte à toutes les méthodologies ?

Pour le cas évoqué, je ne peux pas vraiment répondre à cette question, du moins pour la première partie. En effet, pour Bolaño, il ne s’agit pas vraiment d’un « travail à deux », d’une co-traduction, vu que Robert Amutio a traduit la plus grande partie de ses œuvres, et moi simplement celles qui n’étaient pas encore traduites en français, et que chacun de nous a travaillé dans son coin, sans aucune participation au travail de l’autre.

Cela, parce que pour des raisons extra-littéraires, sur lesquelles il ne vaut mieux pas s’étendre, les héritiers de R. B. avaient exigé que ces inédits ne soient pas publiés chez Christian Bourgois, pourtant son éditeur depuis longtemps, ni traduits par R. Amutio, son seul traducteur jusqu’alors. Je précise que les qualités de ce dernier (pas plus que celles de Bourgois, d’ailleurs) n’étaient en cause. Raisons extra-littéraires, disais-je.

En revanche, j’ai eu l’occasion il y a longtemps déjà de faire par deux fois de la co-traduction. Les deux fois, la façon de procéder à été la même : partage de l’ouvrage par moitié chacun, et relecture par l’un des pages traduites par l’autre, avec de longues discussions pour arriver à un accord parfait.

La première fois (il s’agissait des Œuvres complètes de Christophe Colomb). À cause de la grande difficulté du texte, et pour avoir une caution scientifique, j’ai fait appel à un collègue hispaniste (Jean-Pierre Clément) spécialiste de cette époque, ce que je n’étais pas moi-même.

La seconde fois, pour une simple question de gain de temps, j’ai eu recours à une consœur, Martine Breuer, pour cotraduire une œuvre de l’écrivain uruguayen Carlos Liscano. Comme je l’ai dit plus haut, chaque fois, chacun a traduit la moitié du livre, avant de faire une relecture commune. Je précise que les deux fois cette collaboration a été tout à fait satisfaisante.

Il n’en reste pas moins que d’une façon générale, et hormis ces deux cas spécifiquement motivés, je préfère traduire seul, mais c’est un sentiment personnel, que je ne me risquerais pas à prêter à autrui. Il me semble en effet qu’on est seul devant l’œuvre à traduire, mais que par chance on dispose d’une bouée de sauvetage : le recours à l’auteur — s’il est vivant bien sûr — pour éclairer des passages qui présentent des difficultés. Il se trouve que je me suis toujours parfaitement entendu avec « mes » auteurs, qui pour certains sont devenus de véritables amis. Je reviendrai s’il le faut sur cette relation auteur-traducteur, à laquelle je réfléchis depuis longtemps.

Il me semble que comme l’auteur, le traducteur est seul devant le texte qu’on lui a confié, et s’il peut faire appel à des spécialistes, en cas de besoin, in fine c’est lui qui signe sa traduction, ce qui implique qu’il en est seul responsable. D’autre part, cela à l’avantage d’éviter d’interminables et préjudiciables discussions lorsqu’on est pas d’accord…

Revenons dès maintenant à cette relation auteur-traducteur. Je pense à Eduardo Berti qui écrit en espagnol et que vous traduisez, mais qui est largement francophone et a d’ailleurs déjà écrit directement en français (Une présence idéale réédité aux Éditions La contre allée). Quelle relation professionnelle entretenez-vous avec lui ? Qu’est-ce que cela change de traduire la langue d’un auteur qui parle et écrit lui-même en français ?

J’entretiens avec Eduardo Berti, et depuis plus de vingt ans (quand je traduisais Mme Wakefield, 1999-2000) une relation aussi amicale que professionnelle. Nous nous voyons de temps à autre et nous téléphonons régulièrement pour parler de tout et de rien. À part son premier roman (Le Désordre électrique, 1998, Grasset), j’ai traduit la quasi totalité de son œuvre en espagnol.

J’ajoute qu’il est un des quelques auteurs qui ont demandé que ce soit moi qui les traduise, ce qui est un honneur très flatteur pour l’ego. Il avait apprécié ma traduction de ses articles parus dans un dossier du Magazine Littéraire à lui consacré. Avec un argument définitif : il disait s’être reconnu dans ma prose. Nous avons alors fait connaissance, et je dois dire que le déclic de l’amitié a tout de suite fonctionné. Sentiment réciproque qui n’a fait que s’accentuer depuis.

Ce type de relation « humaine » ne peut être que bénéfique pour la relation « professionnelle ». Quand je le traduis, je lui pose toutes les questions que j’ai envie de lui poser, et auxquelles il me répond toujours. Et sa profonde connaissance du français est un atout pour notre intercompréhension.

D’autre part, c’est avec lui et avec certains autres de « mes » auteurs que je ressens l’ impression qui m’a conduit à formuler la définition que je donne toujours lorsqu’on m’interroge sur la relation auteur-traducteur : il existe en espagnol un mot dont le sens premier est toujours vivant, alors que son équivalent français l’a perdu : le mot « compadre » (compère). Sont « compadres » le père et le parrain d’un même enfant. Et pour moi, un livre, roman ou autre, est comme un enfant dont l’auteur serait le père et le traducteur le parrain. Définition qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui me séduit tout à fait. Je me sens donc coresponsable du sort du livre que je traduis, du moins de son avatar français.

Comme le souligne votre question, depuis quelque temps Eduardo écrit aussi en français. Et son admiration pour Joseph Conrad n’y est pas pour rien. Ainsi que je le dis plus haut, cette connaissance de notre langue lui permet d’évaluer la justesse de tel ou tel mot, telle ou telle expression que j’utilise dans ma traduction. Et cela m’autorise à lui envoyer pour relecture toute nouvelle traduction que je fais de lui. Relecture toujours fructueuse : au bout du compte, le texte en français est véritablement « notre » œuvre, celle de deux « compères ».

Et c’est exactement comme cela que je conçois la traduction : une collaboration avec l’auteur — s’il est vivant, bien entendu. J’ajoute que d’une façon générale, « mes » auteurs sont très favorables à cette méthode, et, corollaire étonnant mais plusieurs fois constaté, il leur arrive de « modifier » l’original, lors d’une réédition, à partir de ce travail en collaboration. Cela peut même se produire avant la publication en espagnol : Eduardo m’a à plusieurs reprises soumis un texte (des textes brefs, en général) qu’il était en train de rédiger. Ce qu’il fait chaque fois pour les textes qu’il écrit directement en français. Nouvelle collaboration, modeste de ma part, mais bien réelle.

Pour être complet sur la question des auteurs « francophones », un vœu : Dieu préserve les traducteurs des auteurs qui croient connaître le français. Et il y a pire : ceux qui ont des amis qui « connaissent » le français. J’ai eu quelques expériences fort désagréables avec certains (certaines, en fait) auteurs de ce genre… Heureusement, grâce à mon argument « c’est moi qui signe » et aussi à l’intelligence et au bon sens des éditeurs (qui en général connaissent le français, eux), j’ai toujours fini par avoir gain de cause.

Quelle fut l’expérience de traduction la plus marquante de votre carrière ? Et en comment cela a bouleversé votre façon de percevoir votre travail ?

À vrai dire, chaque traduction est « marquante », vu que c’est chaque fois une nouvelle aventure, chaque nouveau texte étant « original ». Il m’est donc difficile de répondre concrètement à cette question. Surtout qu’aucune n’a vraiment « bouleversé » ma façon de percevoir mon travail.

Malgré tout, je dirais que dès la toute première, j’ai découvert une évidence : mon travail consistait à essayer de procurer au lecteur français le même plaisir que celui que j’avais éprouvé en lisant l’original. Et que cela passait par la nécessité absolue de respecter ledit original, en m’interdisant rigoureusement d’y ajouter quoi que ce fût de mon cru.

J’avais pu en effet me rendre compte, en comparant des traductions avec les textes originaux que certains traducteurs, parfois renommés — ne citons pas de nom —ne résistaient pas à la tentation de modifier, parfois même de réécrire çà et là la version originale. Tentation bien compréhensible, si on admet qu’il y a dans tout traducteur un écrivain qui sommeille, mais un écrivain sans imagination (ce qui était mon cas, je l’ai dit), et qu’il lui est facile « d’ emprunter » la matière de la v.o. pour soulager le prurit d’écriture qui le démange.

Donc, dès le départ cette règle qui ne souffrait aucune exception : je le répète, le respect de l’original, qui n’appartient pas au traducteur, mais à son auteur. Cela a parfois pour conséquence le défaut de trop « plaquer » son texte sur la v.o. : et c’est là qu’intervient la nécessaire lecture de l’éditeur et de ses correcteurs, dont je salue ici le travail, qui m’a toujours épaté par sa qualité. Tant il est vrai qu’il est difficile de se relire soi-même, et qu’un œil nouveau sera toujours du plus grand profit pour le produit fini. Encore une fois, pour moi toute traduction est le fruit d’une nécessaire collaboration entre l’auteur, le traducteur, et les « producteurs » du livre.

C’est en cela que chaque traduction est « marquante », car chacune nous enseigne à traduire le mieux possible.… sans trop se faire d’illusion sur le résultat tant la v.o. restera supérieure à la version française… (Comment être entièrement satisfait de son travail ? Mais il faut bien traduire !)

Interview avec Guillaume Contré

Une nouvelle fois, je me penche sur le travail d’un·e traducteurice comme j’ai pu le faire avec Thomas Resendes, Lénaïg Cariou du collectif Connexion Limitée ou dernièrement avec Florica Courriol. Cette fois-ci, je me suis entretenu avec le traducteur et écrivain Guillaume Contré qui fait partie des personnes qui ont durablement influencé ma vie de lecteur par la découverte de Pablo Katchadjian ou plus encore avec celle de Gabriela Cabezón Cámara. J’ai aussi pu découvrir, grâce à son influence, des figures majeures comme l’incontournable Borges ou encore Juan José Saer et César Aira.

Dans cette interview, Guillaume Contré nous livre sa vision du métier de traducteur et plus globalement comment il apprécie la littérature. Il défend une vraie vision et sa sincérité ressort avec énergie. Il apparaît comme un écrivain défendant la marge, le pas de côté pour viser plus juste. Je vous invite à lire ses traductions tout autant que les deux livres qu’il a écrits : Discernement (éditions Louise Bottu) et Palais mental récemment paru aux excellentes éditions MF.

© Viviana Méndez Moya

Pouvez-vous décrire le chemin que vous avez fait pour devenir traducteur littéraire et notamment le choix de l’espagnol comme spécialité ? Une langue espagnole qui est d’ailleurs plutôt celle de l’Amérique du Sud.

La traduction, dans mon cas, est une activité qui s’est présentée d’une façon un peu accidentelle, comme une extension naturelle de ma pratique de la lecture, de l’écriture et de la critique. J’ai appris l’espagnol en lisant, d’abord pour redécouvrir en version originale des écrivains dont j’avais apprécié l’œuvre en traduction (Roberto Bolaño, Juan José Saer, César Aira, etc.), puis pour découvrir tout court nombre d’auteurs remarquables, inédits en français, dont certains sont devenus mes auteurs fétiches (Daniel Guebel, Mario Levrero, Alberto Laiseca, Marosa di Giorgio, etc.).

J’ai alors pris conscience que la traduction, contrairement à ce que je croyais naïvement, ne nous permettait pas toujours d’accéder au meilleur de la littérature d’une langue donnée. Ce qu’une littérature a de plus original à proposer passe parfois sous les radars du monde de l’édition traduite, pour toutes sortes de raisons qui ne sont pas seulement économiques (la littérature étatsunienne, qui jouit d’un statut de quasi-monopole sur les rayons « littérature étrangère » de nos librairies, est un cas à part).

Comme j’écrivais sur mon blog des recensions de livres non-traduits en me plaignant justement qu’ils ne le soient pas, j’ai fini par me dire que je pourrais peut-être les traduire moi-même. C’est ce qui a conduit à la publication en 2015 de ma première traduction. J’ai ensuite traduit des livres assez divers, certains que j’avais apportés, d’autres que l’on me proposait. Par ailleurs, j’ai mené en parallèle mon propre travail d’écriture et d’auto-traduction, puisque j’ai publié simultanément en France et en Espagne deux livres que j’ai d’abord écrit en castillan avant de m’auto-traduire en français. La pratique de la traduction est donc pour moi une partie essentielle de l’écriture tout court.

Quant à la question de la « spécialisation », c’est tout relatif, j’ai traduit aussi bien des Argentins (sans doute la tradition littéraire hispanophone que je connais la mieux), que des Chiliens, Mexicains ou Espagnols. Il m’est également arrivé de traduire de l’anglais, une langue dans laquelle je lis également beaucoup. La lecture et l’écriture, pour moi, ne sauraient être envisageables sans ce trafic d’une langue à l’autre. Dès lors, il était fatal que je finisse par devenir traducteur.

Au commencement était la lecture, donc. Avant de franchir la barrière de la traduction, quel était le moteur de votre curiosité de lecteur ? Par quel moyen se faisait la découverte des auteurs et autrices comme ceux que vous citez ici ?

Répondre à cette question est presque impossible, car je ne crois pas que l’on soit jamais capable de définir tout à fait ce qui forme notre goût, c’est-à-dire la façon dont s’organise notre curiosité. Une somme de hasards, de rencontres et d’intuitions, sans doute. J’ai gardé un grand attachement aux classiques de la littérature « populaire » dévorés durant l’enfance (Maurice Leblanc, Gaston Leroux, mais aussi quelques douteuses collections de la Bibliothèque Verte) et à l’âge d’or de la bande-dessinée franco-belge, puis est venu à partir de l’adolescence un goût prononcé pour la musique « expérimentale » (free jazz, noise, musique concrète, etc.) et les avant-gardes artistiques.

C’est cet étrange cocktail qui, je crois, a toujours déterminé ma curiosité (et aussi la façon dont j’envisage l’écriture de mes propres livres) : un pied dans l’enfance, dans le goût du récit et du merveilleux, et un autre dans la radicalité, dans une idée de l’art comme réinvention permanente des formes et détournement des conventions.

Et c’est en lisant vers la vingtaine le Marelle de Julio Cortázar (je me rappelle encore le jour où j’ai acheté le livre sans rien connaître de son auteur, attiré par l’étrangeté qui s’en dégageait) puis quelques temps plus tard Les détectives sauvages de Bolaño, un roman qui prolonge en bien des aspects celui de Cortázar, que mon tropisme latino-américain s’est défini. La lecture ensuite de Borges (l’écrivain et le lecteur le plus important du XXème siècle, grand admirateur de Stevenson), puis de César Aira et ses romans improvisés qui détournent les codes du feuilleton, a achevé de me convaincre que c’était en Amérique latine, et plus particulièrement en Argentine, que s’écrivait la littérature que j’avais envie de lire. C’est-à-dire une littérature à la fois narrative et radicale dans son propos, qui se méfie comme de la peste du roman naturaliste et de ses poncifs, et tout cela avec humour, quelque chose d’essentiel à mon avis.

Ensuite, un livre amène à un autre, et à la découverte d’écrivains plus secrets, presque inconnus, peu voire pas du tout diffusés, comme par exemple Ricardo Colautti, dont j’ai traduit aux éditions de L’Ogre les œuvres complètes, trois très courts romans plus singuliers les uns que les autres, réunis sous le titre La trilogie Sebastián Dun. Le livre est passé complètement inaperçu et cela m’a beaucoup peiné car c’est encore aujourd’hui une des traductions dont je suis le plus fier. Mais cela m’a au moins permis d’apprendre que mes goûts et la réalité des ventes des livres ne coïncidaient pas toujours.

Ces dernières années, vous avez fait découvrir l’autrice argentine Gabriela Cabezón Cámara au lectorat francophone, avec trois livres parus aux éditions de l’Ogre. La lecture de ses livres m’a bouleversé et je suis loin d’être le seul. Comment l’avez-vous découverte et comment comprenez-vous son succès ?

En réalité, c’est Benoît Laureau, l’éditeur de L’Ogre, qui m’a proposé de la traduire. Cela dit, j’avais déjà lu, au moment de sa publication en Argentine, La Virgen cabeza (Pleines de grâce), qui avait eu beaucoup de succès là-bas. Son écriture, qui mêle les registres, de l’oralité la plus brute aux sophistications de la métrique poétique, m’avait séduit, j’y voyais une continuité (certes moins radicale et plus traditionnellement romanesque) de certains écrivains argentins des années 70/80 comme Nestor Perlongher et Osvaldo Lamborghini (dont j’ai traduit quelques poèmes dans la revue Catastrophes) qui repoussaient la langue dans ses derniers retranchements à travers une esthétique du « néobaroque boueux » (« neobarroso »), pleine de chausse-trappes, de jeux de mots et de glissements sémantiques, tout en revendiquant pour eux-mêmes une position de marginalité radicale, certainement « queer » avant la lettre et absolument pas récupérable par le marché de l’édition.

Je serais bien en peine d’expliquer les raisons du succès des livres de Gabriela Cabezón Cámara, c’est sans doute lié au mélange dans ses livres d’une écriture travaillée et de thématiques qui touchent certaines questions actuelles. Et puis le fait qu’elle propose, comme je le disais, une version plus « accessible » (et plus traduisible aussi, même si ses textes ne sont pas sans difficultés) de certaines avant-gardes argentines.

Son deuxième roman, Les aventures de China Iron, renvoie quant à lui – au-delà de sa « réécriture » du poème national, le Martín Fierro – à toute une tradition du roman de la pampa, des chroniques de Lucio V. Mansilla chez les Indiens Ranqueles aux romans « historiques » de Saer et Aira.

Pourquoi est-il important pour vous de transmettre cette modernité littéraire provenant d’Amérique du Sud ? Qu’elle soit contemporaine avec notamment Pablo Katchadjian (Merci paru aux Éditions Vies Parallèles) ou plus ancienne comme le poète argentin Juan L Ortiz (Le Gualaguay paru aux Éditions Trentre-trois morceaux) et le chilien Juan Luis Martinez (Le nouveau roman paru aux Éditions MF), vous semblez accorder beaucoup d’importance à l’innovation (On reviendra dans une autre question à la pratique collective de la traduction que vous avez effectué pour les deux derniers auteurs cités).

Le mot « transmettre » me paraît un peu excessif, j’envisage moins la traduction comme une entreprise pédagogique que comme une tentative de perturbation du confort littéraire. Ma conception du rôle de la traduction est donc assez proche de ma conception de l’écriture : à quoi bon écrire un roman, si ce n’est pour proposer quelque chose qui en perturbe la mécanique bien huilée ?

De même, à quoi bon traduire un livre, si celui-ci n’apporte pas quelque chose à la manière dont on pense la littérature ? Je reste fidèle à l’idée que la traduction sert à enrichir la production romanesque ou poétique de la langue « cible » grâce à des « apports » extérieurs originaux qui viennent rebattre les cartes ou combler des manques.

Et ce d’autant plus qu’en ce qui concerne l’Amérique latine, beaucoup d’œuvres fondamentales du XXème siècle restent inconnues ici. Traduire des poètes comme le Chilien Juan Luis Martínez ou l’Argentin Juan L. Ortiz, qui dialoguent tous les deux de manière riche et provocante avec la tradition littéraire française qu’ils connaissaient très bien, c’est combler des trous béants, c’est rappeler que la poésie latino-américaine ne se limite pas à quelques trop rares noms déjà sanctuarisés, c’est rappeler que l’anglais américain n’est pas la seule langue étrangère et que la poésie des États-Unis, d’une grande richesse évidemment, n’est pas la seule susceptible d’avoir une influence sur la poésie française.

Il s’agit là, sans doute, d’une position un peu idéaliste, mais je la crois nécessaire pour ne pas se faire avaler par le rouleau compresseur du marché de l’édition qui tend de plus en plus à privilégier le court terme et les livres « à sujet » facilement « pitchables ». Pour ne pas oublier que la littérature étrangère ce n’est pas seulement le monde des agents et des à-valoir faramineux négociés à Francfort, c’est-à-dire un monde qui demande un retour sur investissement presque immédiat. Des éditeurs comme MF ou Trente-trois morceaux construisent au contraire des catalogues qui privilégient le temps long, et les livres qu’ils proposent ne sont pas des livres de plus.

Pour comprendre ce qui cloche dans la dynamique de la traduction littéraire, il suffit de considérer les choses dans l’autre sens : les écrivains français contemporains les plus traduits à l’étranger sont-ils, pour prendre quelques noms évidents d’œuvres majeures, Éric Chevillard ou Antoine Volodine ? Bien sûr que non. Car le paradoxe – un paradoxe à mon avis passionnant –, c’est que la meilleure littérature, la plus inventive, est celle qui d’une manière ou d’une autre résiste le plus à la traduction.

L’un des rôles du traducteur pourrait donc être, idéalement, de prendre acte de ce paradoxe et de trouver des manières de le contourner. Comme le dit César Aira (qui a lui-même beaucoup traduit), la littérature se nourrit du malentendu, et la traduction est par essence l’art du malentendu. Peut-être cherche-t-elle moins à tendre des ponts entre les cultures qu’à provoquer des frottements et des étincelles.

Comment alors exercer cet « art du malentendu » à plusieurs ? Comment se passe cette pratique collectivement et qu’est-ce que ça vient rajouter à l’expérience de traduction ?

Dans le cas des livres de Juan Luis Martínez et de Juan L. Ortiz, le travail collectif est né de la nécessité, celle de faire face à des œuvres complexes qui mettent en crise la pratique même de la traduction.

Ce que la pratique collective apporte donc en premier lieu, c’est tout simplement de pouvoir mener à bien un travail qui, dans la configuration traditionnelle du traducteur seul face au texte, se révélerait très difficile, prendrait un temps infini et ne pourrait que difficilement être rémunéré à la hauteur de l’effort fourni.

Mutualiser les talents, c’est donc étendre le domaine de la traduction, ce qui, s’agissant de textes qui « résistent » et forcent à remettre en cause certaines habitudes de travail, est aussi une manière de minimiser les risques de passer à côté d’aspect essentiels du texte à traduire. Car à plusieurs cerveaux, on pense mieux, et chacun s’enrichit des apports des autres.

Chez Martínez et son Nouveau roman, une œuvre poético-plastique d’une grande complexité, les difficultés proviennent entre autres de l’excès de citations plus ou moins cachées ou modifiées, des jeux intertextuels et, puisqu’il puise énormément dans la littérature française, dans la question de la rétro-traduction : les modifications qu’il apporte aux originaux français qu’il phagocyte, qu’il traduit lui-même ou cite à partir de traductions existantes, sont-elles volontaires, le produit d’un jeu délibéré d’erreurs et de glissements, ou ne sont-elles parfois que de simples maladresses ?

Faut-il alors revenir à la source ou traduire depuis l’espagnol en faisant comme s’il n’y avait pas de source française (tout en sachant que les sources en question ne sont pas toujours identifiées ou identifiables) ? On le voit, la question du malentendu – c’est-à-dire de la réappropriation d’une littérature (la française) par une autre (la chilienne) avec tous les jeux de distance, de recontextualisation, de traduction libre et de modification du sens que cela permet et dont Martínez ne se prive pas – est au cœur même de son projet.

Dès lors, l’équipe franco-chilienne qui s’est constituée autour de l’éditeur Bastien Gallet et de l’artiste Viviana Méndez Moya (qui nous a fait découvrir Martínez), n’était pas de trop pour mener à bien le travail de traduction et d’édition, puisque le livre est également accompagné d’un cahier de textes biographiques et critiques, et d’un appareil de notes, bref un paratexte qui n’est pas tant un guide de lecture qu’une manière d’introduire en France un poète au projet aussi radical.

Chez Ortiz, la difficulté essentielle est celle de l’hermétisme délibéré de son long poème de 2600 vers, Le Gualeguay, une œuvre qui se nourrit de toute sa poésie précédente, laquelle est inédite en français (à l’exception d’un petit volume introuvable). Il faut donc partir de zéro, comme si le poète n’avait écrit, si j’ose dire, que ce poème-là, puisque le lecteur français le lira sans rien connaître du reste de l’œuvre ortizienne. D’où l’importance donné, là aussi, au paratexte qui accompagne le poème : les très nombreuses notes et la postface.

Pour cette traduction à quatre main (avec l’éditeur Vincent Weber) nous avons pu compter sur l’aide indispensable de Sergio Delgado – par ailleurs un des meilleurs écrivains argentins contemporains (inédit en français, comme il se doit) – qui avait réalisé en Argentine une édition critique du poème dont le livre français s’est largement inspiré. Sans lui, la traduction aurait été impossible, car il n’eût pas été possible de percer les secrets d’un poème épique et narratif qui fonctionne sur le mode de l’allusion : s’il raconte l’histoire de la province d’Entre Ríos du point de vue du fleuve qui donne son titre au poème, il ne nomme jamais ou presque jamais précisément les épisodes qu’il raconte.

La traduction, dès lors, passe par deux questionnements successifs ; d’abord comprendre de quoi il est question dans tel ou tel vers et qu’elle est l’image qui le guide, qui s’y trouve cachée, disons, puis, une fois que cela est plus ou moins résolu, décider jusqu’à quel point la traduction doit ou ne doit pas « expliciter » ces complexités.

Le choix général, bien sûr, a été de respecter au maximum l’hermétisme du texte, néanmoins même lorsqu’un vers est traduit de façon très littérale, il fallait faire tout ce détour pour s’assurer que le choix de la littéralité était le bon.

Vous le disiez au début de notre entretien, vous avez écrit deux livres que vous avez auto-traduits en castillan. Est-ce que vous dissociez cette démarche d’écrivain de celle du traducteur ? Il me semble que lorsqu’on lit Discernement (Louise Bottu, 2018) et Palais mental (éditions MF, 2023), on retrouve ce qui vous préoccupe dans la littérature que vous traduisez.

L’une et l’autre se complètent, je crois. Un traducteur littéraire, après tout, est un écrivain, un auteur au second degré. Traduire un roman, c’est écrire tout en étant libéré du poids de l’invention, puisque le traducteur suit une partition très précise, celle du texte original. Traduire, par ailleurs, c’est d’une certaine façon devenir les multiples écrivains que nous ne sommes pas, c’est assouvir en partie l’impossible fantasme d’être tous les écrivains possibles.

Jamais je ne serais capable d’écrire, par exemple, un roman choral comme le très ambitieux Sud de l’espagnol Antonio Soler, et le traduire a été de ce point de vue une expérience passionnante, je ne peux que remercier l’éditrice Delphine Valentin, de Rivages, de m’avoir confié ce projet.

De même, j’aurais aimé avoir le talent d’écrire la brillante satire de l’écrivain chilien Ricardo Elías, Sur un os, un livre que j’ai apporté à L’Arbre Vengeur et qui vient de sortir pour relancer la collection Forêt invisible, consacrée aux littératures hispanophones.

La trilogie de journalisme-performatif de Juan Pablo Meneses que j’ai traduit pour le compte des éditions Marchialy est encore une autre histoire. Tout cela, ces dédoublements qui permettent de s’extirper de ses propres limitations, agit forcément sur le travail d’écriture personnel.

D’autre part, je me suis souvent plu à m’imaginer comme un écrivain « étranger », qui serait en tout cas situé plus ou moins en marge de ce qu’on appelle la « littérature française ». De fait, en tant que lecteur – car tout cela, la traduction, l’écriture, découle de l’acte fondamental de la lecture et pour paraphraser Borges je pourrais dire que je suis plus fier des livres que j’ai lus que de ceux que j’ai écrits ou traduits – en tant que lecteur, donc, je lis beaucoup, pour ne pas dire principalement, en espagnol et en anglais tout en tâchant évidemment de ne pas perdre de vue les côtes de la langue française.

S’il me fallait citer les auteurs qui m’ont influencé (tâche ardue et un peu vaine), je crois que je ne citerais que peu de français (même si beaucoup d’écrivains français ont travaillé en moi plus ou moins à mon insu, ce que je tends de plus en plus à remarquer).

Je suis donc un lecteur et un écrivain déchiré entre son appartenance à un langue et une culture (la française) et son désir de s’en échapper (le rêve impossible d’être un écrivain argentin), et ce grand écart, cette posture étrange, est propice, naturellement, à la traduction. Alors, même si je ne choisis pas toujours les livres que je traduis, comme c’est souvent le cas dans la profession, quelque chose certainement de ma conception de la littérature se reflète dans mes traductions.

Comment s’est passé cette démarche d’auto-traduction ? Quelle distance a été nécessaire pour traduire vos textes ?

Comme je le disais, j’ai longtemps caressé le rêve impossible de me convertir en « écrivain argentin », il me faut donc préciser que Discernement et Palais mental ont été écrits à l’origine en castillan (et publiés par l’éditeur espagnol Pre-Textos), puis auto-traduits en français, et non l’inverse, ce qui a permis une contamination du français par l’espagnol ; une contamination qui a fini par avoir une influence discrète sur mon « style », y compris dans le cas de textes que je n’ai écrits qu’en français (comme les nouvelles La réunion et La cour des miracles, parues dans la revue L’Autoroute de sable).

Le fait que notre lieu et notre langue de naissance nous oblige par la force des choses à appartenir à une tradition littéraire spécifique m’a toujours semblé une espèce de condamnation. Je suis toujours un peu étonné par les écrivains français monolingues qui semblent se satisfaire pleinement de cette condition et de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Je me demande s’ils ne s’ennuient quand même pas un peu.

Je crois qu’une certaine forme de marginalité est indispensable à la création. Je ne parle pas tant de la marginalité que nous impose inévitablement un marché du livre qui tend de plus en plus à la « best-sellerisation » et à la prédominance encore et toujours de l’esthétique naturaliste au sens le plus plat du terme, mais d’une marginalité volontaire par rapport à la tradition et la langue dans laquelle on écrit.

Comme si le fait d’être un écrivain français qui écrit, lit et publie en français était quelque part un peu redondant, trop prévisible, alors qu’être, par exemple, un écrivain irlandais, donc marginal par rapport à l’encombrante culture anglaise, qui écrit en français une prose qui sape en profondeur le roman et qui s’auto-traduit en anglais pour « appauvrir » sa propre langue, c’est quand même autrement plus excitant.

Blague à part, nous ne pouvons pas tous devenir Beckett, bien sûr (ou Copi, qui écrivait avec un naturel déconcertant dans un français complètement extravagant), mais essayer de faire un pas de côté par rapport à notre propre tradition me semble intéressant.

C’est ce qui explique en partie sans doute mon tropisme argentin et uruguayen ou encore mon goût pour l’extraordinaire écrivain australien Gerald Murnane, que je cite en exergue de Palais mental (lui aussi n’est qu’à peine traduit, comme quoi écrire dans la langue dominante ne garantit pas toujours une ample diffusion), c’est-à-dire mon goût pour des écrivains nécessairement marginaux puisqu’ils vivent littéralement aux marges du monde occidental, à la fois dedans et dehors, ce qui donne une grande liberté, beaucoup plus difficile à obtenir quand on vit au cœur d’une culture centrale comme la française (même si celle-ci, naturellement, possède ses propres systèmes de marginalisation). Borges, encore lui (mais il est impossible d’échapper à Borges quand on pense la littérature), a théorisé tout cela il y a bien longtemps dans son essai « L’écrivain argentin et la tradition ».

La question de la distance que je dois établir par rapport à moi-même quand je m’auto-traduit est directement liée à tout ce que je viens d’évoquer. D’un point de vue artisanal, concret, cela m’a d’ailleurs demandé quelques efforts de trouver le ton adéquat pour rendre en français ce que j’avais écrit en espagnol en profitant de la magnifique irresponsabilité, de la superbe idiotie que nous offre la possibilité d’écrire dans une langue qui n’est pas la nôtre et que, bon an mal an, on ne maîtrise toujours qu’imparfaitement.

Je ne sais pas si je vais continuer d’écrire dans les deux langues, car c’est beaucoup de travail, mais même si je finissais par n’écrire qu’en français, c’est indéniablement cette expérience de m’être auto-inventé en écrivain hispanophone, en double rêvé qui vivrait aux antipodes, la tête en bas dans l’hémisphère austral des lettres, qui m’a converti, si je puis dire, avec tous les guillemets qu’on voudra, en écrivain. Et même, peut-être, fatalité inévitable, en écrivain français.

Interview avec Florica Courriol

Je m’intéresse beaucoup au travail de traduction. Les traductrices et traducteurs sont autant intéressant·e·s à suivre que les écrivain·e·s. Lorsque j’ai fait la connaissance de Florica Courriol, elle m’a fait découvrir tout un pan d’une littérature que je ne connaissais pas, celle de langue roumaine. Cette littérature a trop longtemps connu le désintérêt des éditeurices et donc des lecteurices. Les choses sont en train de changer notamment grâce à une personne comme Florica Courriol.

© Jean-Louis Courriol

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir traductrice ? Comment se sont passés vos débuts dans cette pratique littéraire ?

Mon histoire de traductrice est intimement liée à la culture (et la langue) roumaine. En 1989, les Français découvraient, à la lumière des événements qui ont permis la chute du communisme totalitaire de Ceausescu (ce que l’on appelle la Révolution de décembre), la francophonie et la francophilie des Roumains. Il était évident pour tout esprit éclairé que cet état de fait était à double sens ; quelle ne fut pas ma surprise de constater, une fois arrivée en France, que dans les librairies de France ne figuraient que quelques auteurs ne dépassant pas le nombre des doigts de deux mains !

À côté des célèbres Istrati, Ionesco, Cioran, Eliade ou Vintilà Horia, quelques dissidents comme Tepeneag, Virgil Tànase, Bujor Nedelcovici, mais aucun classique, aucun auteur fondateur ! Faisant équipe avec mon mari (jeune agrégé de lettres classiques amoureux de la langue roumaine qu’il considère comme du latin moderne), j’ai commencé à penser sérieusement à faire connaître des pans entiers de l’histoire littéraire roumaine ! Rien que ça, jeune et fou vont de pair !

Une cruelle réalité allait remplacer le Mur de Berlin par un mur d’indifférence, celle des éditeurs français qui arguaient que les auteurs roumains n’avaient pas de chance de se vendre… N’empêche, notre travail de transposition en français de ceux que nous considérions comme textes fondateurs continuait.

Ma première traduction publiée fut le roman d’une certaine Hortensia Papadat-Bengescu, première romancière roumaine moderne considérée par la critique comme « proustienne ». J’avais entrepris un doctorat de littérature comparée sur la modélisation de Proust dans l’aire roumaine et je m’en donnais à cœur joie de citer Hortensia, au point qu’un collègue, prof de lettre à l’Université Lumière de Lyon m’a conseillé de traduire tout le roman et de le présenter en annexe à ma thèse.

Ainsi encouragée, je me suis tournée vers une éditrice dont le Monde des Livres disait le plus grand bien, Jacqueline Chambon (qui a déniché Elfride Jelinek longtemps avant que l’Autrichienne soit proposée pour le prix Nobel). Elle a accepté de suite le Concert de Bach de HPB qui s’ajoutait à sa collection roumaine où figurait l’autre grand proustien roumain, Camil Petrescu (Madame T) ou le fondateur du roman roumain, Liviu Rebreanu, auteur de Madalina. Ou encore le contemporain Marin Sorescu (mort en 1996).

Les échos des événements historiques et des transformations politiques (démocratiques) roumains n’étaient pas étrangers à cet intérêt éditorial et du public. Par la suite, les éditeurs ont cherché des textes plus ancrés dans la réalité immédiate, des auteurs jeunes et des textes plus vendables. Quelques éditeurs moins connus, mais plus fidèles à leur principes, ont continué de nous faire confiance, en publiant des classiques (comme les éditions Non-Lieu ou Cambourakis).

Depuis, j’ai constaté que les autrices roumaines étaient peu traduites et j’ai voulu continué la lignée de Hortensia ! Je le dis avec le sourire, mais en même temps avec l’assurance que me procure un formidable roman récemment publié chez Le Nouvel Attila, Une forme de vie inconnue d’Andreea Rasuceanu, digne continuatrice de l’univers romanesque de l’autrice du Concert de Bach.

Il s’agit d’un premier roman, mais où j’ai tout de suite senti le talent d’une grande écrivaine et Benoît Virot, mon complice tout aussi fou et enthousiaste que moi, m’a suivie… Entre ces deux autrices, il y a eu encore Rodica Draghincescu, une étonnante « déconstructiviste », la remarquable Marta Petreu avec son premier roman Notre maison dans la plaine de l’Armageddon (chez l’Âge d’Homme), Magda Cârneci avec un surprenant roman-récit FEM, Alina Nelega (publiée aux éditions des Femmes, bien sûr !), Corina Sabàu, autrice de Et on entendait les grillons (Belleville éditions) et enfin, Simona Sora dont j’ai traduit Complaisance un roman très original que les éditions des Femmes m’ont proposé de traduire.

J’ai toujours été très attentive aux mouvements littéraires, aux premiers frémissements de talents et une structure comme celle de Chambéry, le Festival du premier roman, assouvit ma soif de nouveauté et de découverte littéraires. Je lis donc, volens-nolens, et tombe parfois sur des pépites que je propose à des éditeurs dont je connais d’emblée la ligne éditoriale. C’est ainsi que j’ai découvert le jeune Tudor Ganea (publié chez Le Nouvel Attila), un Bogdan Costin (publié chez Autrement), un Catalin Pavel, d’une exquise finesse poétique (publié chez Non-Lieu) et que j’aimerais continuer à faire connaître. Entre temps, il a publié trois autres romans et trois volumes de poésie.

De la grande famille des incontournables fait aussi partie un auteur rare (au propre comme au figuré, car il est très discret), Horia Ursu dont j’ai traduit pour une petite maison d’édition, Xenia, un roman de fond, Le siège de Vienne. Un autre titre de référence publié toujours à ma suggestion est le volume d’entretiens entre le Nobel Saul Bellow et le roumain Norman Manea (Médicis étranger 2006). Et je ne suis pas peu fière d’avoir convaincu une maison d’éditions suisse de qualité, La Baconnière. Voici donc en gros à quoi ressemblent mes choix traductifs et mes goûts.

Tout ceci participe d’une empathie avec les textes, les traduire est un bonheur. Le moment le plus dur, le plus ardu est la recherche d’un éditeur. Mais cela est un autre chapitre de la vie d’’un traducteur de langue rare…

Vous avez également traduit un roman avec votre mari Jean-Louis Courriol intitulé Iochka de Cristian Fulas paru aux Éditions La Peuplade. Comment se pense une traduction à deux mains ? La traduction est-elle un travail strictement solitaire ou doit-elle être ouverte aux influences extérieures ? Et pour pousser un peu plus loin mon questionnement, traduire est-il comparable au travail d’écrivain ?

Le travail du traducteur est solitaire, par définition, non exempt toutefois d’influences extérieures ; tant que la variante ne nous semble pas définitive, on revient dessus, on est tenté de changer, améliorer (ou détériorer !), simplifier ou expliciter le sens… Quand on a la crainte – inculquée par certains « spécialistes » – de rester à vie sous la menace (la forte influence mentale) de la langue maternelle, on s’impose automatiquement un regard étranger sur sa version ; dans mon cas, je fais appel à la personne la plus proche, mon mari, parfaitement bilingue, connaissant aussi bien le français que le roumain qu’il a enseigné, du reste, pendant trois décennies à l’Université de Lyon.

Il fait donc une relecture finale avant l’envoi vers l’éditeur qui va à son tour relire/faire relire le tout, avant l’impression, comme pour n’importe quel autre texte achevé. Pour Iochka, le roman que nous avons traduit ensemble, il y a eu surtout urgence. Le livre paraissait en Roumanie en janvier, je l’ai lu immédiatement et j’ai été éblouie par la force de la narration, l’ingéniosité de la construction, la maîtrise de la langue et du style. C’est un texte qui va rester dans la littérature roumaine au-delà des temps et des modes, j’ai adoré ces passages qui prennent pour cadre les Carpates couvertes de mètres de neige, la communion avec la nature (jusqu’à faire s’accoupler un loup avec une femme), j’ai été époustouflée par ce personnage qui a traversé une guerre, le camp de prisonniers soviétique pour se trouver dépourvu de tout moyen devant l’insaisissable Ilona. J’ai aussitôt présenté le livre à deux ou trois éditeurs français de premier ordre tout en me disant que les plus sensibles à cet univers devraient être ceux du « grand Nord », comme les Canadiens.

Or, en même temps, je découvrais un petit livre exquis, d’une grande maîtrise stylistique sur un sujet assez original, Ténèbre de Paul Kawczak publié chez La Peuplade. J’ai envoyé ma proposition à l’adresse du site et quelques jours après, on me répondait que le projet semblait intéressant et que les éditeurs voulaient un échantillon de traduction. Et comme il faut battre le fer tant qu’il est chaud – en roumain comme en français ! – j’ai demandé à Jean-Louis Courriol de nous mettre ensemble à traduire. Ce fut un bon début, les éditeurs nous envoyaient sous peu le contrat de traduction établi à nos deux noms et nous nous sommes donc lancés dans la transformation de Iosca en …Iochka.

Concrètement, on est à côté, devant l’ordinateur et devant le livre ouvert, je lis et donne ma version, Jean-Louis tape (il est plus rapide que moi !) et approuve ou désapprouve, il donne sa propre version ; il nous arrive d’en choisir une qui est le mixte des deux, c’est un travail passionnant que je conseille fortement : il draine les tensions du couple, ha, ha !

L’auteur, (j’ai remarqué que Iochka est plus connu que son géniteur, Cristian Fulas, que l’on doit prononcer Foulache), assez discret et ne faisant partie d’aucune coterie littéraire en Roumanie, n’ayant donc pas beaucoup d’amis, a gagné en visibilité dans son propre pays, grâce à ce texte traduit, il me semble. Il a été invité à de multiples rencontres et festivals dans toute la France, jusqu’en Belgique (et en Suisse), impeccablement accompagné par Julien Delorme, le représentant de La Peuplade en Europe.

Pour revenir à la solitude du traducteur, je voudrais nuancer : il arrive parfois que l’on travaille dans des structures spécialisées (j’ai été hôte de la Übersetzerhaus de Looren, Suisse, ou de FILIT, en Roumanie). On a la possibilité non seulement d’y continuer sa traduction loin des contraintes habituelles qui nous assaillent quotidiennement lorsque nous restons chez nous, mais aussi rencontrer les auteurs et discuter avec eux.

Établir un lien avec l’écrivain reste un élément-clé de la réussite d’une bonne traduction. Il est indéniable que l’auteur est le mieux placé pour expliquer sa démarche narratologique et son intention stylistique, c’est lui qui peut lever les doutes qui pointent leur nez pendant la transposition d’une langue à l’autre, lui qui peut éclaircir les nuances et les équivoques linguistiques, inhérentes à toute transplantation d’un univers culturel dans un autre. Les traducteurs qui traduisent à partir de deux sources différentes ou bien à quatre mains sont les mieux placés pour relever des points de faille dans le labeur du traduire.

J’ai été moi-même confrontée à un de ces cas de figure de traduction pour le dialogue entre Manea et Bellow ; moi, je l’ai traduit à partir du roumain et la deuxième traductrice, Marie-France Courriol, à partir de la version anglaise. Ensuite, nous avons unifié en tenant compte des deux versions, nous avons échangé pas mal de mails et passé quelques longs moments au téléphone, Marie-France habitant de l’autre côté de la Manche…

Si le traducteur est un écrivain ? J’ai souvent entendu cette question, posée parfois à un écrivain qui traduit aussi, encore récemment pendant le festival Le Livre sur les quais (table ronde avec Mathias Énard et Cristian Fulas modérée par Catherine Pont-Humbert). Je dirais non, je ne suis pas écrivaine ; mais il faut savoir écrire et avoir une certaine facilité dans la composition.

L’écrivain (l’auteur d’un texte original) participe d’une écriture libre, même s’il a dans sa tête un schéma. Qu’il se permet parfois de changer ! Il se laisse porter par la plume au gré de sa fantaisie, de ses personnages (si on en croit leurs témoignages). Ils sont des créateurs.

Le traducteur, lui, suit le texte sans s’en éloigner, il le rend compréhensible dans une autre langue, en gardant obligatoirement la démarche auctoriale (le style, le ton général, les intentions, les suggestions), bref le sens, l’histoire et la langue de l’auteur. Dans une discussion suscitée par Dan Burcea, j’associais le traduire avec le remplissage des alvéoles des rayons des ruches par les abeilles (les travailleuses !). On peut dire aussi que la traduction est une reconstruction à l’aide des briques provenant de la démolition de l’original, où le terme de démolition rend compte de l’acte de déverbaliser (décomposer le texte pour le recomposer).

En Roumanie, beaucoup (presque tous !) d’écrivains sont en même temps traducteurs, un moyen de gagner sa vie par l’écriture !

On dit que les écrivains marquent plus fortement un texte traduit. Il faudrait faire des analyses poussées pour repérer chez tel ou tel écrivain-traducteur des « tics », des tournures stylistiques spécifiques, propres, pour pouvoir affirmer sans réserve cette assertion.

En revanche, je dis (et je ne suis pas la seule, c’est généralement accepté à présent) que le traducteur est un auteur, celui de la version en langue d’arrivée. Il peut l’avoir réussie, mais aussi bien ratée, il en est entièrement responsable. Les éditeurs abondent à leur tour dans ce sens et ne rechignent plus à mettre le nom du traducteur sur la couverture. Les plus enthousiastes vous font même une véritable présentation sur le clapet de la traduction… suivez mon regard !

Je vous parle bien sûr en tant que traductrice essentiellement de prose. Traduire la poésie, c’est une autre paire de manches ! Ici, on fera d’emblée la différence entre poésie moderne, en vers libres et poésie classique (avec rythme, rimes et autres pieds !) avec une recherche ardue d’équilibre entre la fidélité à la forme et le respect du sens. Il s’agit au fond de textes d’une esthétique singulière où l’invention stylistique et l’association lexicale font exploser la langue pour mieux faire sens. Plus qu’ailleurs, en poésie traduite, il faut assumer le « courage de la nuance ».

Évidemment, je n’ai pas la prétention de détenir la vérité absolue et il y a autant de « vécus » de traduisants que de traducteurs, autant de situations que de textes transposés. La problématique varie d’un couple de langue à un autre, d’un texte à un autre – y compris chez le même traducteur, les défis sont chaque fois autres. Il reste néanmoins des problèmes généraux qui nous unissent et qui font le miel des traductologues : la traduction des titres, des jeux de mots, la difficulté à rendre les culturèmes et les contextes sans alourdir ou déformer le rendu du texte original, se positionner en sourciste ou cibliste.

Comment à évoluer votre rapport avec la langue roumaine au fil de votre carrière de traductrice ? Est-ce que votre travail a influencé la façon dont vous percevez votre langue maternelle ?

Pas plus tard qu’hier une personne qui est dans une situation de bilinguisme acquis (analogue à la mienne), vivant en France et parlant le français de manière remarquable, me disait que lorsqu’elle se rendait en Roumanie où elle n’entendait autour d’elle que le roumain, sa langue maternelle, elle avait le sentiment de se reposer. Personnellement, je me surprends à écouter le roumain parlé par les autres presque comme une langue étrangère, c’est-à-dire que je l’écoute et si je ne le juge pas du moins je l’analyse. Déformation professionnelle ?

La langue roumaine est une langue assez mobile, en continuelle transformation, s’enrichissant sans cesse, avec des créations lexicales étonnantes, très accueillante, ouverte aux néologismes, aux emprunts, à la création. La structure fondamentale n’est pas affectée pour autant. Est-ce la traductrice, est-ce l’enseignante qui se cache au fond de moi qui me rende plus sensible au rapport à la langue, je ne saurais le dire, le fait est que je me surprends à tomber parfois amoureuse d’un texte en raison de sa langue, de son style. Ou d’éprouver un sentiment d’inconfort, de presque rejet lorsque je lis, au contraire, des livres écrits dans une langue tordue, parsemée d’anglicismes… Je ne coupe en tout cas pas le contact avec le roumain même si je vis en France.

Depuis quatre décennies, je continue de lire énormément en roumain, de me rendre aussi souvent que possible en Roumanie, je m’entretiens au téléphone avec des amis écrivains vivant dans divers coins de la Roumanie et de la Moldavie ou bien avec des collègues traducteurs du roumain des quatre coins de l’Europe…

Parmi mes expériences traductives, il y a un cas de figure assez intéressant : la traduction du moldave qui est le roumain parlé en République de Moldavie (ancienne république soviétique, coupée de la Roumanie par les aléas de l’Histoire, assez longtemps pour que les langues aient évolué séparément). Toute proportion gardée, c’est un peu comme le portugais du Brésil par rapport à celui du Portugal, le moldave ayant subi une sorte de décentrement du roumain.

J’ai transposé en français trois romans de l’écrivain moldave Iulian Ciocan pour Belleville éditions devenues Tropismes éditions – une maison qui « ouvre des fenêtres sur l’ailleurs » pour reprendre la définition que lui donne sa fondatrice, Dorothy Aubert. La langue de Iulian est piquée (tel un quartier de viande piqué à l’ail, en cuisine) de mots russes, bercée par des formules à charge affective toute en restant, en général, d’une grande simplicité. Il n’est pas si simple de séparer complètement la langue et le style, ce dernier étant la langue spécifique de l’auteur, sa marque de fabrication.

Iulian Ciocan donne l’impression d’écrire très facilement (même si en privé, il m’a avoué qu’il travaillait beaucoup la langue, notamment pour éviter/effacer les dissonances, l’attirance par le néologisme qui heurte, une facilité dans laquelle se laissent aller d’autres auteurs de cette zone linguistique).

Pouvez-vous nous en dire plus sur l’écriture de Iulian Ciocan, de ce qui vous plaît dans cet autre type de langue roumaine ?

J’aborde le cas des romans de Iulian Ciocan (aborde et abonde !) parce que je sais que vous les avez lus et vous savez donc comme moi qu’on y retrouve, surtout dans les deux premiers qui se font écho, Le royaume de Sascha Kozak et L’Empire de Nistor Polobok, des décors familiers de son univers romanesque : les vieux peupliers des quartiers populaires, spectateurs impuissants de la dégringolade du monde, les balcons zébrés d’étendages sur lesquels sèchent culottes, chaussettes, énormes soutiens gorges et autres salopettes prolétaires, les blocs de type Khrouchtchev qui « puent la cuisine de cantine et la sénilité impitoyable » ; on retrouve encore et toujours la dualité gens simples (et forcément pauvres) et nouveaux riches repus et bien habillés (et forcément cyniques).

Traduire ces textes relevait d’un défi : plonger dans un univers linguistique légèrement différent de celui que je « fréquente » habituellement, me frotter à l’usage des formules adressatives à tonalité archaïque, résoudre l’emploi du pronom-sujet inexistant en français (le « petit vous » dont j’ai rendu compte ailleurs) : un « vous » qui n’est pas VOUS ni TU mais un entre-deux et qui exige un verbe à la 2e personne du singulier ! Pour faire court, le schéma serait : tu-dumneata-dumneavoastrà ; transposer aussi les mots russes dont la langue roumaine de Moldavie est forcément colorée.

Le choix des noms n’est pas non plus anodin : dans le second roman (un brin dystopique), Nistor porte un nom roumain, Polobok (avec un c en roumain), qui évoque un tonneau, le nom du maire est, quant à lui, une juxtaposition de modernité à résonance occidentale Denis et de banalité : Cartof (Pommedeterre) ; l’adjoint au maire s’appelle Adrian Cotetsov : Poulaillov. Un étudiant qui a fait ses études à l’Université de Brasov (comme l’auteur !) s’appelle Radu Bâlbà (Bégaiement). La journaliste aigrie par la vie porte le nom de Méréacré (Pommesaigres). Un policier qui doit garder le trou béant s’appelle Jora Curechi (Choucroute). Il y a aussi « l’écrivain minimaliste », un certain Iulian Iordàchescou allusion plus que transparente à l’auteur ! Le professeur de latin qui sera la victime de l’invasion des troupes russes dans la dystopie suivante, personnage qui n’accepte pas le compromis, se nomme Pigeonneau et l’écrivain – car il y a toujours un écrivain dans les histoires racontées par Iulian Ciocan – porte le nom de Poudre qui raisonne avec les armes, mais aussi avec la poussière.

La noirceur des mœurs n’exclut pas une certaine poésie, et le suspense est adouci par l’humour dont Iulian Ciocan a fait une arme d’écrivain citoyen. En 2015, il écrivait une dystopie qui s’est révélée d’une cruelle réalité (lorsque la guerre en Ukraine éclata) intitulée Et demain les Russes seront là, roman publié chez Tropismes éditions en mars 2023. Des revues très sérieuses comme Le Monde des Livres ont rendu compte de ses romans en traduction française et la chaîne Arte lui a consacré un reportage qui sera diffusé ultérieurement. Les livres de cet auteur moldave ont été traduits dans beaucoup d’autres langues et je me félicite de l’avoir fait connaître en France dès 2017.

Pour conclure, je vis en symbiose avec le roumain, ma langue « maternelle », en parfaite entente cordiale avec le français, ma langue d’acquisition et je me sens à l’aise pour traduire dans les deux sens, essayant de préserver mon équilibre dans cet entre-deux linguistique et mental.

Interview avec le collectif Connexion Limitée / Limited Connection

Logo du collectif

Depuis plusieurs années, la poésie américaine et la poésie francophone évoluent dans un échange qui est nourri par de multiples personnes, éditions et revues. Un projet comme celui du collectif Connexion limitée / Limited connection prouve la vitalité de ce lien et vient le renouveler avec des enjeux plus actuels. Je me suis entretenu avec Lénaïg Cariou qui me répond au nom du collectif.

C’est assez inédit que des auteurices se regroupent pour proposer des traductions de poésie contemporaines. Pouvez-vous nous raconter la rencontre qui impulsa la création du collectif Connexion limitée / Limited Connection ?

Notre collectif est né d’une rencontre entre Providence, sur la côte est des États-Unis, et Paris. D’une certaine manière, c’est la poète Eleni Sikelianos, qui – malgré elle ! – est à l’origine du collectif : c’est elle qui m’a présenté Shira Abramovich, qui était alors étudiante en création littéraire à l’Université de Brown. Shira Abramovich et Nadia Wolff vivaient à Providence quand j’y ai séjourné, au printemps 2019, puis ont à leur tour séjourné à Paris un semestre. Camille Blanc avait quant à elle fait des études de poésie contemporaine états-unienne à l’Université de Yale, et nous nous étions rencontrées quelques années plus tôt lorsque nous vivions toutes les deux à Baltimore.

C’est à l’automne 2019, à Paris, que nous avons commencé à nous réunir chaque semaine, d’abord pour écrire ensemble, puis pour traduire. Notre but initial était l’écriture, nous voulions à la fois donner à cette pratique une place régulière dans nos vies alors un peu débordées, mais aussi la pratiquer à plusieurs, échanger autour d’elle, imaginer des manières créatives de l’aborder. C’est en faisant des exercices d’écriture à plusieurs, qui nous menaient nécessairement à jongler entre nos deux langues communes – l’anglais et le français – que nous avons commencé à traduire.

Très vite, le collectif est également devenu, par la force des choses, un lieu où on pouvait échanger sur nos lectures en poésie contemporaine française et états-unienne, quand nous réfléchissions à de nouveaux projets, quand nous échangions des livres, d’abord à Paris, puis par colis outre-Atlantique interposés.

Vous avez à ce jour publié deux traductions d’ouvrages de poésie, The Happy End / Bienvenue à tous de Mónica de la Torre aux Éditions Joca Seria et Ce que j’ai connu d’Eleni Sikelianos aux Éditions L’Usage. Comment se fait le choix des œuvres que vous allez traduire ? Voulez-vous au sein du collectif présenter une certaine forme de poésie, à la fois exigeante et novatrice ou la porte reste ouverte à la grande diversité qui compose la poésie actuelle ?

Pour ces deux premiers livres, les choix des traductions sont le fruit, là aussi, de rencontres. Mónica de la Torre et Eleni Sikelianos ont toutes les deux été professeures de creative writing à Brown University, à Providence – bien que Mónica de la Torre enseigne aujourd’hui au Brooklyn College, à New York. J’ai pour ma part eu la chance de les rencontrer toutes les deux quand je vivais sur la côte est, et Shira Abramovich a suivi leurs cours d’écriture à Brown. Cela dit, ce n’est pas tout à fait un hasard ; la ville de Providence et les poètes entretiennent depuis des décennies déjà une longue histoire d’amour ; nombre de poètes états-unien·nes y ont vécu, enseigné ou étudié : Keith et Rosmarie Waldrop, C. D. Wright, Michael Gizzi, Renee Gladman, Cole Swensen, Thalia Field, Sawako Nakayasu, Murphy Chang,…

Outre la dimension contingente de la rencontre, toutes les deux incarnaient pour nous une forme de poésie à la fois joyeuse, vigilante et novatrice qui nous a séduit·es. D’abord parce que cette poésie nous semblait très différente de ce qu’on lisait en France. Il était aussi important pour nous de traduire des poétesses, de rendre disponibles leurs écrits dans le champ poétique français – qui laissait alors peu de place aux voix féminines. Mónica de la Torre et Eleni Sikelianos ont par ailleurs toutes les deux traduit de la poésie (Mónica de la Torre de l’espagnol vers l’anglais, Eleni Sikelianos du français vers l’anglais) – de même que Cole Swensen, dont nous traduisons actuellement un texte récent, et qui a également joué un rôle important dans l’histoire de notre collectif. La poésie de Mónica de la Torre, comme celle d’Eleni Sikelianos, est riche d’une histoire transnationale ; la famille d’Eleni est d’origine grecque, Mónica de la Torre est née au Mexique : ces langues refont çà et là surface dans leurs écritures, voire la contaminent de manière plus profonde.

Lecture Double Change – juin 2022 – Camille Blanc, Lénaïg Cariou, Monica de la Torre

Ce dialogue entre des langues et des cultures diverses, déjà présent dans leurs œuvres, et qui se rejouait au sein du collectif, nous plaisait. Il nous semblait aussi que c’étaient des poétiques soucieuses de prendre en compte le monde dans lequel elles s’inscrivaient : je pense notamment à la critique ironique du capitalisme chez Mónica de la Torre et à la démarche écopoétique qui est une constante des livres d’Eleni Sikelianos.

Je ne crois pas, donc, que le collectif ait pour but de présenter une certaine forme de poésie : nous traduisons les textes que nous aimons, des autrices dont les démarches nous plaisent – c’est là le premier critère, et heureusement je crois, car traduire signifie passer des heures et des heures sur un texte, jusqu’à le connaître par cœur !

Pourriez-vous nous décrire comment se passent ces heures de travail entre les membres du collectif ? Comment se déroule l’échange durant la traduction d’un texte ?

Nous traduisons collectivement l’ensemble du texte. L’engagement dans les projets de traduction du collectif est à géométrie variable, en fonction des disponibilités de chacun·e : pour le premier projet, nous étions quatre à traduire, pour le second deux, pour le prochain très probablement cinq.

Notre collectif s’est formé autour de l’idée d’une traduction collective. Ce que nous aimons, je crois, c’est ce moment où nous sommes ensemble, réuni·es autour du texte, et où nous le lisons à voix haute, successivement en anglais puis en français, où nous discutons de notre compréhension de celui-ci, où nous réfléchissons aux usages et aux connotations des mots dans les deux langues, pour pouvoir se mettre d’accord ensemble, sur un choix de traduction. C’est évidemment un processus très long. Traduire l’ensemble du texte à plusieurs ne réduit pas le temps de traduction : ça le décuple. On prend le temps d’élucider ce que chacun·e comprend dans le texte à traduire, la manière dont il s’incarne dans chacun de nos corps, de nos imaginaires. On prend le temps de déplier ce spectre de traduction, dont parle Mónica de la Torre dans son dernier recueil, qui s’apparente à une réflexion incarnée sur la traduction, Repetition Nineteen :

Imagine un prisme qui réfracte un rayon de lumière et crée un arc-en-ciel. Autrefois on pensait que la lumière blanche n’avait pas de couleur et que c’étaient les prismes qui produisaient les couleurs qu’ils émettaient. Puis Newton a démontré que toutes les couleurs pré-existaient dans la lumière, et que ces prismes dispersaient les couleurs du spectre car des particules de nuances différentes les traversaient à différentes vitesses. Maintenant imagine qu’un vers est un rayon de lumière, et qu’un prisme est une sorte de machine à traduction. Si tu dis quelque chose en anglais, quand tu le réfractes à travers le prisme, un·e sinophone retiendra peut-être des phonèmes qui veulent dire quelque chose d’autre, qui à son tour diffère de ce qu’un·e arabophone, un·e polonais·e, un·e hispanophone – quelle que soit la langue – pourra distinguer dans ce qu’iel a entendu.

Nous incarnons chacun·e une traduction possible – et il en existe une infinité d’autres. Mais le désir de voir ce texte traduit en livre qui puisse être lu par un public francophone, nous pousse à malgré tout choisir. Il est important, néanmoins, d’avoir pris en compte cette multiplicité des traductions possibles ; et la traduction collective rend cette multiplicité évidente. Nous ne croyons pas qu’il existe une seule bonne traduction d’un texte.

D’un point de vue plus pragmatique, nous avons traduit dans différentes configurations : parfois, nous partons en résidence d’une semaine ensemble, ce qui permet de se plonger dans le texte, parfois nous traduisons sur les heures disponibles dans la semaine, et la traduction s’étale alors sur des temps beaucoup plus long. Nous avons même traduit à distance, pendant les confinements – même si ce n’est vraiment pas la configuration que nous préférons.

Généralement, tout le monde arrive en ayant lu le texte au moins une fois. Au début, nous partions de zéro tous·tes ensemble, puis avec le temps nous avons pris l’habitude d’arriver en ayant une première version, même très brute, de traduction, qui nous a permis chacun·e de défricher le texte, de faire les recherches nécessaires, avant d’en parler ensemble. Mais ce travail de recherche, sur internet, avec des dictionnaires, continue aussi quand on est ensemble et que l’on explore les points aveugles de nos lectures du texte et de nos usages du langage : on arrive souvent à un point où on a tellement interrogé un mot, une phrase, qu’on ne sait plus ; à ce moment-là, aller chercher ensemble des définitions dans divers dictionnaires peut aider. Nous avons conscience que ces outils sont utiles, mais aussi toujours insatisfaisants et insuffisants : non seulement la langue évolue beaucoup plus vite que les dictionnaires, mais les dictionnaires, par définition, sont des instances normatives. Nous ne prenons pas les définitions des dictionnaires au pied de la lettre, nous les avons suffisamment fréquentés pour nous rendre compte de l’absurdité de certaines définitions, de leur caractère inadapté, voire des violences qu’ils véhiculent, en fonction de qui les a rédigés.

Notre époque semble plus propice à un renouvellement du regard que l’on porte sur la traduction et la reconnaissance de celleux qui exercent ce métier. Je pense notamment à la publication de livres récents sur le sujet, comme celui de Noémie Grunewald (Sur les bouts de la langue paru en 2021 aux Éditions La contre allée). La démarche du collectif s’inscrit-elle dans cet élan de réflexion et de considération pour la traduction littéraire ?

Oui, bien sûr, et nous pensons qu’il est très important de reconnaître le travail des traductrices et traducteurs ; comme en témoigne la décision d’un nombre croissant de maisons d’éditions de faire figurer le nom des traductrices/teurs sur la couverture des livres. Je pense que le fait que nous soyons tous·tes artistes (écrivain·es, comédien·nes, plasticien·nes) va également dans le sens de cette idée : la traduction n’est qu’un prolongement de nos pratiques de création. Nous signons nos traductions comme nous signons d’autres projets artistiques : il s’agit pour nous de proposer un projet de traduction parmi l’éventail des traductions possibles, sans nécessaire volonté de « faire référence ».

Le point commun entre notre démarche et celle de Noémie Grunenwald est évidemment la prise en compte des dynamiques de genre à l’œuvre dans la langue, et a fortiori dans l’opération de traduction. Si nous avons choisi de ne traduire jusqu’à présent dans le cadre du collectif, en livres ou en revues, que des textes de femmes et de personnes queer, c’est justement parce que nous pensons que ces textes sont les lieux par excellence où la langue se réinvente, s’hybride – et ce, surtout en poésie.

Atelier de traduction du collectif Connexion Limitée – Galerie Zoëme – Marseille – juin 2022

Comment expliquez-vous cette hybridation de la langue particulièrement présente dans la poésie produite par des femmes et des personnes queer ? L’écriture poétique se perçoit-elle dorénavant comme un moyen de lutter contre l’oppression patriarcale (et l’hétéro-normativité) ou plutôt comme un refuge préservant la vitalité des luttes féministes et queer ?

Nous pensons que toutes les écritures peuvent réinventer la langue, une langue, des langues ; la poésie nous semble être un des lieux par excellence de cette réinvention. Mais nous pensons aussi que les langues « mineures » ou « minoritaires », celles qui ne se reconnaissent pas dans la langue dominante – ce qu’Adrienne Rich nomme « la langue de l’oppresseur » – sont forcées, d’une certaine manière, de la tordre, de se l’approprier, pour trouver une langue qui leur ressemble. C’est cette liberté-là, dans l’usage de la langue, qui nous intéresse particulièrement, je crois.

Sur le plan artistique, il y a également l’importance que représente la « conversation transatlantique » entre la poésie américaine et francophone. Vous semblez perpétuer l’échange entre ces deux poésies. Souhaitez-vous le faire évoluer ou imaginez-vous traduire des poéte·sse·s d’autres pays que les États-Unis ou la France ?

Bien sûr, nous nous inscrivons dans l’héritage de cette « conversation transatlantique », qu’a décrite Abigail Lang notamment. Mon travail de recherche porte sur le travail d’Emmanuel Hocquard et des auteur·trices de la « modernité négative », qui ont été les acteur·trices de cette conversation. On peut même dire que la découverte des pratiques de traductions collectives telles qu’elles ont eu lieu à l’Abbaye de Royaumont, sous l’impulsion d’Emmanuel Hocquard et de Rémy Hourcade dans les années 1990, ont été une des sources d’inspiration de notre pratique collective. De manière plus générale, les anthologies de poésie américaine de Jacques Roubaud, Emmanuel Hocquard et Claude Royet-Journoud, la collection « Format Américain » de Juliette Valéry, ou l’anthologie réunie par Abigail Lang, Vincent Broqua et Olivier Brossard parue dans la revue Nioques – et tout le travail du collectif Double Change – sont des sources d’inspiration importantes. Et d’autres projets continuent de nous inspirer : les travaux d’Élodie Petit et de Claire Finch autour de Kathy Acker, ceux de la belle maison d’édition Brooks, du collectif Cases Rebelles, ou encore de sabrina soyer et de la revue How to become

Un des désirs de notre collectif, comme nous étions initialement deux françaises et deux états-unien·nes, était de traduire « dans les deux sens », de l’anglais vers le français, et inversement, dans une sorte d’aller-retour. Mais cette idée est en pause pour l’instant, car nous sommes encore à la recherche d’un·e éditeur·rice aux États-Unis, pour notre première traduction vers l’anglais : le livre de Laura Vazquez, La main de la main, dont des extraits ont paru dans la revue Asymptote.

Quoi qu’il en soit, la dimension transatlantique est donc importante. Le choix de l’échange France-États-Unis s’est aussi fait de manière biographique, au début, parce que c’étaient les pays où nous vivions – de même que les langues que nous avions en commun étaient l’anglais et le français. Cela dit, nous pourrions tout à fait envisager de traduire des auteur·rices canadien·nes, par exemple, ou de traduire d’autres langues, en fonction des désirs et des rencontres… Shira Abramovich et moi avons traduit quelques poèmes de la poète palestinienne Ayat Abou Shmeiss, de l’hébreu vers le français, et nous aimerions beaucoup traduire des poètes chicanas, dont la langue est très influencée par l’espagnol mexicain, notamment.

Lecture au CipM – mars 2022 – Camille Blanc et Lénaïg Cariou

Au-delà des langues et des cultures, imaginez-vous ne traduire que des poéte·sse·s vivantes ?

Nous avons par exemple récemment traduit un recueil d’Adrienne Rich, Le rêve d’un langage commun (à paraître). La revue Jef Klak nous avait proposé de traduire un texte de Rich, « The Burning of Paper Instead of Children« , pour son numéro 7, Terre de feu. En traduisant ce premier texte, nous nous sommes rendues compte qu’à part une anthologie de poèmes traduits par Chantal Bizzini, Paroles d’un monde difficile (La Rumeur Libre, 2019), aucun recueil de poésie d’Adrienne Rich n’avait été traduit en France. Ça nous semblait, à vrai dire, assez impensable, étant donné l’ampleur et l’importance de l’œuvre d’Adrienne Rich, traduite dans de si nombreux pays, et si souvent citée. Il nous semblait important de rendre disponible ce texte à un lectorat francophone ; donc nous nous y sommes attelées !

Ce qui transparaît de la motivation du collectif, c’est de réelles ambitions de faire vivre la poésie contemporaine, loin des batailles égocentrées qu’on peut voir ici ou là, comme dans chaque milieu. Est-ce que se constituer en collectif était aussi un moyen d’oublier les enjeux personnels pour se concentrer sur le sujet de la vitalité de la poésie ?

Oui, et essayer, peut-être aussi, de décentrer la poésie. En la regardant depuis l’autre côté de l’Atlantique, en l’abordant par le prisme du genre, des histoires transnationales et translinguistiques. Du fait de ce que nous sommes, nous accordons une oreille particulière aux voix de femmes, de personnes queer, racisé·es – allant sans cesse du centre vers la marge, de la marge au centre, pour reprendre la belle formule de bell hooks.

Ressources et liens :

Site internet du collectif / Compte instagram

Vidéo de l’intervention du collectif au CipM

Enregistrement d’extraits de Ce que j’ai connu lus par le collectif 

Interview avec Thomas Resendes

L’équipe du spectacle Iphigénie avec Anne Théron et Thomas Resendes © JeanLouisFernandez

Pour celleux qui suivaient mon ancien blog, il m’arrivait souvent de faire des notes de lectures sur les pièces de Tiago Rodrigues. C’est un dramaturge que j’aime particulièrement. Durant le confinement, j’avais pu voir la captation de sa mise en scène de Souffle mais je n’avais jamais vu une représentation d’une pièce de cet auteur portugais.

Alors quand l’occasion s’est présentée à Niort, au Moulin du roc, avec la représentation de sa pièce Iphigénie dans une mise en scène d’Anne Théron, je n’ai pas hésité. Je savais que ce serait doublement intéressant autant pour l’écriture de Tiago Rodrigues que pour la mise en scène d’Anne Théron. J’ai aussi profité de cette occasion pour rencontrer Thomas Resendes qui assiste et travaille sur la dramaturgie pour le spectacle d’Anne Théron et qui est aussi le traducteur des pièces de Tiago Rodrigues.

Nous avons pu échanger sur le théâtre si original de Tiago Rodrigues et il a su transmettre dans cette échange toute la passion qui découle de son travail. Après l’échange, j’ai donc vu Iphigénie de Tiago Rodrigues dans la mise en scène d’Anne Théron et je n’ai pas été déçu d’avoir fait le trajet jusqu’à Niort. Cela m’a même donné envie de retrouver les salles de théâtre.