Stéphane Bouquet est un poète dont j’aime suivre le travail poétique et de traduction. Je garde un souvenir fort de ma lecture du livre La Cité de paroles paru aux éditions Corti où l’auteur nous accompagne dans une galerie de figures importantes de sa conception de la poésie et de la parole. Je partage avec, ou plutôt grâce à Stéphane Bouquet, le goût de la poésie américaine qui fut si importante dans la construction de la poésie contemporaine francophone.
J’ai souhaité l’interroger sur son rapport à la traduction pour continuer l’exploration que je fais sur ce blog. Ses réponses viennent alimenter la vision plurielle que l’on peut avoir de l’activité de traduire, dans un rapport ici tout en intimité. Ce point de vue personnel vient compléter une mosaïque qui se dresse peu à peu dans l’ensemble des échanges que j’ai pu avoir avec les autres traducteurices.
Votre œuvre est irriguée par la poésie américaine. Est-ce qu’il était logique que vous en traduisiez ? Comment le passage à la traduction s’est déroulé dans votre activité ?
Jeune j’ai souvent été beaucoup plus sensible à la poésie étrangère qu’à la poésie française – sensible en particulier à la poésie américaine même si dans le cas de la poésie américaine, il entre sûrement des éléments non littéraires dans le goût que j’ai pour elle. Je dirais que ce sont des poètes étrangers qui m’ont autorisé en quelque sorte à tenter d’écrire la poésie qui m’intéressait.
À partir de là, traduire est venu presque naturellement. J’ai traduit pour mieux comprendre – mieux comprendre comment ça marchait dans la langue d’origine et comment je pourrais trouver des sortes d’équivalents dans ma langue. Le premier poète que j’ai traduit est Robert Creeley – son premier livre ou plutôt le livre qui regroupait ses premiers poèmes et où l’on peut entendre sa voix se former.
Je n’avais pas du tout l’intention initiale de publier ces traductions. Je voulais traduire pour moi-même comprendre ce que c’était qu’une langue qui va vite, une langue aussi qui atteint le poétique par la simplicité, la banalité, l’expérience ordinaire, de petites capsules de récit.
Une fois que je me suis pris au jeu, j’ai continué parce que je crois qu’en moulant sa langue sur le rythme d’une autre langue (une langue étrangère et la langue d’un autre) on gagne beaucoup en souplesse dans son propre travail.
Comment avez-vous appris à traduire ? Est-ce qu’il y a des modèles qui vous ont permis d’exercer la traduction ?
J’ai vraiment appris sur le tas et j’espère que je me suis amélioré à force ! Je n’ai pas fait d’école et je ne sais pas si je peux dire que j’ai eu des modèles, même si par exemple, j’ai été très sensible à la manière de traduire de Jacques Roubaud, notamment la poésie médiévale occitane ou japonaise. Je trouve qu’il tient une place qui m’intéresse, à l’écart des deux courants qui hantent la traduction contemporaine.
On pourrait résumer ces deux courants ainsi. D’un côté une façon de se faire hanter par la langue source qui frise parfois la traduction volontairement littérale ou au moins le calque ; de l’autre, une espèce de liberté interprétative qui a aussi des audaces étonnantes – c’est le cas d’Yves Bonnefoy qui n’hésite pas à changer les pronoms en traduisant un poème de Yeats ou celui d’Armel Guerne quand il traduit et parfois amplifie encore un peu plus les Élégies de Duino de Rilke et certaines de ses libertés sont très heureuses.
Je n’ai d’opposition de principe ni à l’un ni à l’autre courant, mais ce qui m’intéresse, c’est plutôt la manière dont une langue peut s’approprier, faire sienne, les inventions, les usages, les habitudes d’autres langues et dans ce cadre je cherche plutôt à familiariser les autres langues dans la mienne en contournant le moins possible les difficultés. La traduction représente alors une sorte de contrainte pour l’invention. Ce qui me semble plus ou moins la position de Roubaud.
Est-ce que selon vous, un·e auteurice traduit différemment par rapport à des traducteurices dont c’est l’unique travail ? Faut-il avoir son propre rapport à l’écriture pour ne pas traduire de manière trop littérale ?
Je ne sais pas si je saurais répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas différences de principe entre un métier et l’autre : chacun de ces métiers a le souci de la langue.
Si on prend le cas d’André Markowicz par exemple, je crois qu’on peut dire qu’il est essentiellement traducteur et pourtant, sa langue est capable d’inventions de cadences surprenantes et d’un grand détachement de la littéralité.
Je me souviens avoir pris le bus avec lui, et l’avoir entendu analyser à la volée la cadence et l’accentuation des conversations qui nous entouraient. On lui reproche même parfois cette façon qu’il a de sur-oraliser les textes qu’il traduit.
De même, lorsqu’Eve Malleret traduit Marina Tsvetaïeva, elle sait retrouver l’énergie concrète, furieuse, énervée parfois, tendue toujours, de cette langue.
Donc, réflexion faite, je crois que je répondrais non. Ce qui compte surtout, je crois, c’est d’être capable de trouver un enjeu linguistique pour soi au sein de la langue que l’on traduit. On ne traduit jamais tout, il faut accepter cette perte et se concentrer sur les enjeux que l’on souhaite transmettre. C’est au sens propre une interprétation.
Dans votre réponse à ma première question, vous disiez qu’il y avait des éléments non littéraires dans votre goût pour la poésie américaine. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela représente ?
Il se trouve que mon père biologique, que j’ai connu vraiment sur le tard, est américain. Que ma mère a vécu aux États-Unis quelques années et en a conservé longtemps la nostalgie. J’ai ressenti à partir d’un certain moment, vers la fin de l’adolescence, comme une sorte de manque le fait de ne pas parler anglais, un manque ou une privation indue, quelque chose qui aurait dû logiquement m’être donné et qui ne l’avait pas été. Je crois donc que dans mon amour pour la poésie américaine il entre aussi pas mal de réparation ou peut-être plutôt de conquête, de reconquête, de réclamation que j’espère avoir su faire mûrir.
Il a dû s’agir, d’une façon ou d’une autre, de se faire américain par mes propres moyens. En-tout-cas, je constate que la poésie américaine du XXe siècle qui m’intéresse (Creeley, Blackburn, la New York School) est celle qui parle de la vie quotidienne, du monde tel qu’il est ou tel qu’il était, des rues, des poubelles, des poutrelles métalliques, des métros, de l’air conditionné, etc., des objets les plus concrets possibles, les plus quelconques et ancrés dans la vie quotidienne.
Prenons Frank O’Hara pour seul exemple : ses Poèmes déjeuners (Lunch poems) furent écrits justement sur l’heure du déjeuner, dans les parcs, le métro, les librairies, les restaurants, au milieu d’amis et entre ses plages de travail. Du moins, est-ce la façon dont il les présente.
De même James Schuyler ou Paul Blackburn écrivaient des sortes de journaux intimes en poèmes. encore une fois, c’est cette activité poétique prise dans le réseau de la vie courante, des échanges, des aventures de rien, qui me plaît tant. Les poèmes je-fais-ci je fais-ça comme disent parfois leurs détracteurs. Mais justement, je fais-ci je fais-ça c’est la vie. Comme si vraiment leur poésie s’écrivait à la surface des rues, à même la peau, comme un témoignage pur et simple du monde alentour.
La poésie américaine ne m’intéresse plus autant ensuite, lors du virage L=A=N=G=U=A=G=E, mouvement qui apparaît au début des années 1970 aux États-Unis et qui s’intéresse moins au monde dans ses aspects triviaux qu’à la manière dont l’utilisation du langage crée le sens dans un poème. Le langage dans ces poèmes fabrique le sens presque tout seul comme un moteur qui tournerait à vide. Le monde disparaît un peu comme référence. Le poème est le résultat du langage au lieu d’être le résultat du monde.
De même, je ne suis pas très sensible au virage identitaire de la poésie américaine depuis une quinzaine d’années parce que les enjeux tournent majoritairement autour de la revendication de subjectivités minoritaires. Souvent dans cette poésie, j’ai l’impression qu’on veut me convaincre de quelque chose et dès qu’on veut me convaincre je m’ennuie un peu, je suis moins touché, pas touché en tout cas au point d’avoir envie de traduire parce que je ne suis pas très sensible à l’expression des idées en poésie, alors que ce qui me touche dans la poésie américaine des années 50 à 70 c’est je crois le monde comme il va, comme il vient, le monde sans raison et sans discours, le monde qui ne veut rien dire de particulier, le monde tel quel, en quelque sorte, tel qu’il ne m’a pas été donné ou plutôt le monde où il aurait été possible de « m’arriver ».
Est-ce que c’est le désir de réparation qui vous fait apprécier la poésie américaine des années 50 à 70 (sans parler de Peter Gizzi sur qui nous reviendront) au détriment de celle qui constitue l’Amérique d’aujourd’hui ? Tout désir de reconquête possède son lot de fantasmes, non ?
Oui, c’est tout à fait probable. Il entre une part de fantasme pour moi dans mon goût pour la poésie de cette époque-là. Il y a d’ailleurs des poètes contemporains que j’aime, hormis Peter Gizzi. Je pense à Lindsay Turner dont j’ai traduit le premier livre qui devrait paraître chez Joca Seria. Ou à Donna Stonecipher dont j’aime beaucoup les livres et qu’il me plairait de traduire. Et j’ajouterais : Carol Snow, Cole Swensen, Jorie Graham, bien d’autres encore.
Mais ces poètes-là, je les aime pour des raisons singulières. J’ai moins l’impression de sentir, et sans doute à tort, qu’ils et ici plutôt elles m’apportent une idée de l’Amérique. Ou alors comme vous le dites à juste titre, je n’y reconnais pas mon idée fantasmatique de l’Amérique.
Parlons de Peter Gizzi pour qui vous avez une fidélité sans faille. Vous avez réalisé toutes les traductions françaises existantes qui sont parues aux éditions Corti. Quelle relation entretenez-vous avec lui et avec sa poésie ? Qu’est-ce que cela produit de suivre en tant que traducteur le travail en cours d’un poète américain contemporain avec autant d’assiduités ?
J’ai traduit Peter pour la première fois à la demande de Sarah Riggs qui préparait un numéro d’Action poétique sur Cinéma et poésie. Je précise que le travail de Peter avait déjà été traduit brièvement par Emmanuel Hocquard, Françoise de Laroque et plus longuement par Pascal Poyet, mais aucun des trois n’avait traduit un livre entier.
J’ai découvert son travail à l’occasion de cette commande, et j’ai alors pensé à traduire tout un livre. Peter m’a fait confiance. Bon, je le connais, il avait dû se renseigner de-ci de-là pour savoir si j’en étais capable. Fabienne Raphoz aussi, qui avait déjà publié dans la Série américaine des éditions Corti, ma traduction de Paul Blackburn, m’a fait confiance. Et c’était parti.
Ce qui m’a donné l’envie de traduire plus, c’est qu’en traduisant ces premiers poèmes, j’ai senti une affinité immédiate. La poésie de Peter n’a pas renoncé au mot chanson ou chant (« song ») et même si la chanson est difficile d’accès, s’effrite, se dérègle, est pleine de fausses notes, elle reste pour lui un horizon souhaitable.
Je ne partage pas sa fascination pour ce mot, mais en revanche, j’ai comme lui un souci lyrique, le souci de faire que la langue puisse encore chanter quelque chose, c’est-à-dire produire un rythme, même un refrain de rien. En fait, je crois que nous avons l’idée commune que la poésie n’est pas faite pour dire quelque chose, mais plutôt pour créer des liens, des façons de se tenir ensemble dans un poème. Ensemble pour chanter par exemple, même mal.
Comme nous sommes devenus amis au fil du temps, Peter et moi, suivre ses livres est aussi désormais un geste d’amitié, une façon de poursuivre la conversation. Mais poétiquement cela a aussi un intérêt. D’une certaine façon, ça me facilite le travail puisque je connais bien maintenant ses tics, ses mots ou ses constructions fétiches, son goût pour l’anaphore qui structure beaucoup de poèmes – et je peux m’appuyer sur des choix de traduction que j’ai faits dans les livres précédents.
Gizzi utilise beaucoup, par exemple, les mots « inside » ou « standing » et j’ai une façon de les traduire qui ne varie pas de livre en livre comme pour marquer leur récurrence dans son œuvre. Mais d’un autre côté, suivre son travail me permet aussi d’être sensible à son évolution : il est frappant de constater que le monde qu’il dépeint s’obscurcit toujours plus, que la syntaxe tend à se simplifier, que les vers tendent à raccourcir, qu’il a une façon de revenir toujours aux mêmes motifs, mais comme s’ils étaient de plus en plus décharnés jusqu’à l’os.
La différence d’avec les poètes morts que j’avais déjà traduits, outre que Peter peut répondre à mes questions, est donc que l’œuvre évolue et qu’il s’agit vraiment d’accompagner un texte en vie plutôt que de prendre acte d’une œuvre close.
Vous n’avez pas seulement traduit l’anglais, mais aussi l’italien avec un livre de l’écrivain Andrea Inglese. Comment aviez-vous appréhendé la traduction de l’italien, culture littéraire tout aussi importante dans votre propre écriture que la poésie américaine ?
À un moment, je me suis un peu fatigué de traduire de l’anglais. Même si je continue à chaque traduction à étendre mon vocabulaire, par exemple, j’ai à peu près compris ce qui m’intéressait ou même m’émouvait dans la syntaxe américaine.
Son impressionnante malléabilité, par exemple, sa façon de malaxer le monde, de changer sans complexe un adjectif, voire un nom propre, en verbe. Voilà, j’aime comment l’américain, grâce à sa plasticité, fait du monde une sorte de souple pâte à pain et c’est cela que j’ai tenté de laisser diffuser dans mon français.
Ayant compris cela, j’ai eu envie d’une autre langue et l’italien s’est présenté à moi à la fois parce que j’avais des bases, parce que je lis pas mal de poésie italienne que j’aime beaucoup et parce qu’Andrea Inglese était un ami. En lisant sa poésie en italien, je me disais qu’elle avait un ton qui me plaisait et que pour mieux la comprendre, ce serait peut-être bien de la traduire.
Et, en effet, j’aime beaucoup le ton faussement détaché de ses poèmes, ils sont très discursifs, le bavardage d’un amoureux éternel (un amoureux des corps et des choses – Inglese est un grand lecteur de Francis Ponge) mais un amoureux éternellement éconduit ou au bord de l’être ou qui a peur de le devenir.
La poésie d’Andrea fait un usage abondant de la complexité syntaxique que l’italien a hérité du latin (nous aussi, mais ils ont moins que nous abandonné le subjonctif par exemple ou la concordance des temps) et c’est très intéressant de se colleter avec cette tâche : rendre la syntaxe poétique en français.
Une des choses que je trouve difficile avec la traduction de l’italien, c’est que la proximité avec le français est un danger. On se laisse facilement avoir par des formules qui sonnent presque comme le français, mais qui pourtant, si on les traduit littéralement, produisent un léger sentiment de décalage ou de boitement dont on ne s’aperçoit pas toujours.
La traduction semble être un outil qui vient conforter votre relation à l’écriture. Cela dit, est-ce que vous seriez prêt à traduire dans une nouvelle langue, prendre le risque d’un inconfort ?
S’il s’agit de traduire vers une autre langue que le français, non je n’y suis pas prêt parce que je sais que je n’en suis pas capable. Quand on traduit, je crois que l’important est de maîtriser au maximum la langue d’arrivée.
La langue de départ, il me semble moins important de la dominer complètement, il faut surtout avoir une bonne idée de ses grandes règles grammaticales. Je ne maîtrise aucune langue complètement, hormis le français. Donc je serais incapable de traduire vers une autre langue. Je ne me ferais pas du tout confiance.
En revanche, traduire vers le français d’autres langues que je ne connais, oui tout à fait. D’abord parce que j’ai un principe de vie : « dans le doute, dis plutôt oui que non ». Si on dit oui, l’expérience qu’on fera sera peut-être décevante, ennuyeuse, détestable, atroce – mais ça sera une expérience. Si on dit non, on se ferme les possibles, et personnellement je trouve ça nettement plus réjouissant d’avoir une très mauvaise expérience que pas d’expérience du tout. Donc oui.
D’ailleurs en ce moment, je traduis avec une équipe les poèmes lituaniens de Jonas Mekas vers le français, à la demande de Michaël Batalla, le directeur du CipM, ce qui est une bonne expérience ! Ma connaissance du lituanien est quasiment nulle et je travaille avec des locuteurs natifs de la langue.
Mais c’est très réjouissant de découvrir les problèmes particuliers que pose une langue. Par exemple, les poèmes de Mekas sont très compacts, souvent un seul mot par vers. Il faut dire que le lituanien est une langue qui permet cela.
Par exemple, on n’a pas besoin en général d’article, ou de pronom, ou de préposition en lituanien. C’est aussi une langue à cas. C’est la terminaison du mot qui dit quelle est la place grammaticale du mot dans la phrase. Donc cela donne une langue très ramassée sur elle-même.
Comment garder la compacité du lituanien en français ? Surtout quand quelqu’un comme Jonas Mekas joue justement de cette compacité pour dire la solitude, un mot isolé par vers comme un être isolé par lieu. Très très difficile, mais il est vraiment amusant d’essayer.
Vous parlez d’un travail en groupe, cela me fait penser qu’il y a de plus en plus de collectifs de traducteurices qui se constituent comme le collectif Cételle ou encore le collectif Connexion Limitée dont j’avais interviewé Lénaïg Cariou qui en fait partie. Est-ce que pour vous, traduire à plusieurs constitue une expérience intéressante ? Permet-elle de mieux appréhender le texte à traduire, surtout quand il s’agit de poésie ?
Il est certain que traduire à plusieurs est une expérience enrichissante. Si on considère que lire un poème c’est toujours plus ou moins l’interpréter, c’est-à-dire être sensible à certaines choses plutôt qu’à d’autres, à un effet littéraire plutôt qu’à un autre par exemple, alors traduire à plusieurs revient à confronter les interprétations – comme des violoncellistes devant une partition.
C’est comme si à plusieurs on faisait mieux ou plus résonner les facettes du texte. Il y a aussi que chacun a des savoir-faire différents. Par exemple, pour cette traduction collective de Mekas, Anne Portugal m’apprend énormément sur les manières de densifier la langue et de couper au plus juste.
La traduction collective recèle aussi des dangers bien sûr : le pire à mon sens c’est celui du juste milieu. L’obligation de se mettre d’accord risque de faire accepter les solutions les plus anodines, les plus moyennes, celles qui convainquent tout le monde, ou plutôt qui gênent le moins tout le monde, que tout le monde est prêt à accepter en se disant : bon, ça, ça va, c’est pas terrible mais on échappe au pire. Il y a donc un risque d’arriver à la solution du consensus qui peut souvent être une solution assez plate.
Je m’aperçois que je parle beaucoup de langue au cours de notre entretien mais je crois que ça dit quelque chose de l’activité de traduction : au fond, puisqu’on ne choisit pas de quoi ça parle, notre seule façon d’entrer dans le texte en tant que traducteur c’est de veiller à la langue du texte. Le sujet n’est pas réellement notre affaire. En revanche : veiller sur la langue, veiller à la converser vivante et efficace, ça oui c’est l’affaire de la traduction.
Pour terminer, comment percevez-vous les traductions de vos propres textes ? Avez-vous des exigences ou laissez-vous le·la traducteurice libre de traduire ce que vous avez écrit en français comme iel le perçoit ?
Je n’ai pas d’exigence. J’estime que puisque je maîtrise moins bien la langue d’arrivée que la personne qui me traduit, tous les avis que je peux donner sont sujet à caution. Pour les traductions en anglais ou en italien, je peux éventuellement relire, dire là où je détecte un faux sens, faire des propositions, notamment je signale souvent quand mon français n’est pas tout à fait correct, afin que les traducteurs se sentent libres de ne pas être corrects dans leurs langues. En même temps, je le sais, il est très difficile de rendre les incorrections volontaires en traduction, car immédiatement, nous tombe dessus le soupçon que c’est mal traduit. La faute exprès passe mal.
En tout cas, je laisse toujours les décisions finales aux signataires de la traduction. Le rythme de la langue, notamment, est quelque chose qui m’importe, qui m’importe même bien plus que le sens, et cela, il faut vraiment être très bon dans une langue pour le percevoir. Donc je laisse faire, je laisse aller, ça sera ce que ça sera.
D’ailleurs, je n’aime pas la posture d’auteur qui veut absolument tout maîtriser de ce qu’il produit. Je trouve qu’il y a une grande beauté dans le fait qu’un texte soit déformé par le hasard, par l’intervention d’autrui, par les lectures à côté.
En fait, je crois que je n’aime pas la littérature qui a quelque chose à dire, je préfère celle qui tente de fabriquer une zone de partage : la traduction est une zone de partage idéale. Je n’attends pas que quelqu’un qui me traduise véhicule ce que j’ai à dire. Je n’ai à peu près rien à dire – ou ce que je dis n’est pas pour moi ce qui compte d’abord. J’espère plutôt que le texte devienne une zone hospitalière, un abri, un accueil et que la nouvelle langue accroisse la taille du toit de l’abri.
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On peut lire les traductions de Stéphane Bouquet aux éditions Corti et également aux éditions NOUS
Son œuvre poétique est principalement éditée aux éditions Champ Vallon