Lorsque j’ai découvert le travail poétique de Dominique Quélen, son originalité m’a frappée. Sa démarche est constante et referme un rapport très franc à l’écriture, loin de la posture factice de l’écrivain frappé par la grâce de l’imagination. Pour lire Dominique Quélen, il faut d’abord repousser loin l’idée de la complexité et accepter que l’ordre de compréhension nous échappe. L’important est l’expérience de lecture, ce que la matière du texte produit chez le·la lecteurice.
Dominique Quélen m’a accordé cet interview au pied levé, entre deux publications, avec une grande générosité dans ces réponses. Ce qu’il dit rafraichi mon regard sur la poésie. Il publie aujourd’hui son dernier livre, Profil élégie aux éditions Le Corridor Bleu.
Dominique, tu es l’auteur d’une œuvre à part dans le paysage poétique contemporain. Qu’est-ce qui t’a amené à cette forme d’écriture qui mêle contrainte et jeu ?
Il me semble, Adrien, que, si tant est qu’elle soit à part (puisque toute pratique l’est à sa façon, bien entendu), c’est dans le sens d’un entre-deux. Cela vient sans doute d’un écart, d’une hésitation chez moi entre des aspirations contraires, d’un côté un certain goût pour le formalisme, la froideur, la netteté, de l’autre la tentation d’y glisser du jeu, du flottement, de la boiterie, quelque chose comme un sentiment (au sens large).
Ne serait-ce que celui, partagé peut-être par d’autres qui écrivent ou se livrent à ce genre d’activité, de ne pas écrire ce que j’aimerais écrire si j’écrivais ce que je lis, pour détourner la phrase de Duras, donc un sentiment de ruine.
À partir de là, il me faut trouver moyen d’élaborer ou de bricoler quelque chose, de colmater, d’où les contraintes qui tiennent lieu d’étais et d’échafaudages. Elles ne sont ni trop visibles ni trop complexes, ni d’ailleurs toujours nécessaires.
Je précise qu’il y a un second écart dans ce que j’écris entre ce qui est pour des compositeurs, à quoi m’ont mené les hasards de la vie, et ce qui est destiné au livre, les deux ne se mêlant ni dans mon esprit ni dans leurs modes de publication. Du moins, ça se trouve comme ça.
Tu distingues donc le travail que tu as pu réaliser pour Aurélien Dumont, le groupe Klimperei ou encore Misato Mochizuki de ton travail éditorial ? Est-ce que c’est ici une forme de distinction entre la musicalité et l’écriture poétique ? La musicalité de ton écriture éditée ne peut-elle pas résonner lors de lectures à voix haute ?
Ce n’est pas tant, je crois, une question de musicalité que de statut – du texte et de moi-même. Quand j’écris pour la musique (et le plus souvent c’est une commande), je fournis du matériau, je tiens ma place comme un instrumentiste.
Sur ledit matériau je n’ai aucune prétention ni quelque forme que ce soit d’amour-propre : il est malléable à loisir, libre au compositeur – le véritable auteur de l’œuvre – de le trafiquer à sa guise, ôtant ici, ajoutant ou modifiant là, en fonction des nécessités de la partition.
Même dans les cas où la forme est stricte – il m’est arrivé par exemple d’écrire pour Aurélien Dumont des haïkus, ou encore un poème en vers justifié assonancés – l’idée qu’on la dérange ne me dérange pas, pour peu que dans un coin, qui peut être simplement un fichier dans mon ordinateur, existe le texte sous sa forme première.
Ce matériau, qui est sonore, rythmique autant – sinon plus – que signifiant, peut du reste ne pas être pure création (si tant est qu’une telle notion existe). Pour Aurélien Dumont j’ai adapté un chapitre du Dit du Genji de Murasaki Shikibu, ou écrit un centon à partir des Mémoires de Berlioz ; pour Misato Mochizuki j’ai traduit et adapté des contes de Lafcadio Hearn ; pour Klimperei des poèmes de Lewis Carroll ; etc.
Il peut certes m’arriver d’utiliser des lectures dans l’élaboration d’un livre. Ainsi, deux volumes à paraître contiennent des réécritures, à des degrés divers, de Racine, Dumas, Mallarmé ou Lovecraft.
Mais l’utilisation de l’œuvre-source diffère. Dans un cas je la sers et ne me sers pas, dans l’autre elle vient s’insérer et se fondre dans mon propre projet au point d’être indétectable si je ne la signale pas.
Je tendrais presque à dire que c’est en écrivant pour la musique que la musicalité, au sens d’harmonie sonore, importe le moins. C’est le rôle de la partition.
En outre, dans la musique contemporaine, la place du parlé-chanté est telle qu’il est difficile pour un novice comme moi de se rendre compte de l’utilisation qui sera faite du matériau que je fournis, et qui souvent diffère du tout au tout de ce que rendrait celui-ci si simplement je le disais – ce que je me garde bien de faire.
Il est délicat de savoir quand un texte est « fini », il arrive qu’on y revienne plus tard ; il arrive aussi que pensant l’amender on détruise l’équilibre auquel on était plus ou moins parvenu.
Ce qu’on perd alors est justement, en tout cas chez moi, de l’ordre de la musicalité si l’on entend par là des paramètres de rythme et de fluidité ou au contraire des heurts, qui produisent des effets de sens plutôt qu’ils n’en procèdent.
Il y a un équilibre également à chercher dans les textes pour la musique, mais il est plus flottant, et le degré de précision n’est pas le même, puisque la précision, c’est la musique qui l’apportera, et dans une autre mesure l’interprétation.
Quoi qu’il en soit et en fait de musicalité, c’est plutôt du côté du rythme, il me semble, que se situe l’écriture poétique. Pierre Alferi, dans Brefs, reprenant la réponse fameuse de Mallarmé à Jules Huret, dit ainsi du poète : « qu’il utilise la prose ou non, [il] ne s’adonne à rien d’autre qu’à un travail rythmique, évidemment ».
Or, du rythme, lorsque j’écris pour la musique, je n’ai pas vraiment la maîtrise. Ce qui d’une certaine manière est un allègement.
Comment se présente à toi un texte que tu comptes publier ? Comment se déroule son processus d’écriture ?
Ce qui prime, c’est la forme. J’entends : en amont ; ensuite tout cela se mêle. Je dois trouver la forme dans laquelle écrire me devient possible. Il arrive que cela se fasse au cours de l’écriture, dans les premiers moments, la forme se fixant peu à peu jusqu’à devenir celle du texte en train de s’écrire.
Par exemple, si ce sont des poèmes séparés (mais toujours constituant un ensemble ou une série, raison pour laquelle je n’écris pas de « recueils » même si je n’ai rien contre – simplement le processus n’est pas le même), il se peut que je me fasse une idée préalable de l’allure qu’ils auront sur la page mais qu’à mesure que j’avance celle-ci change ou se précise.
Dans le manuscrit en cours, je suis parti d’une forme relativement vague, des vers ni métrés ni rimés, tantôt organisés en strophes ou non, celles-ci régulières ou non, avec des retraits de temps à autre, usant tantôt de l’enjambement et tantôt non, bref : beaucoup de liberté.
Mais peu à peu s’est imposée à moi une forme plus stricte, qu’on pourrait appeler la silhouette de sonnet. Silhouette seulement car n’en empruntant que la forme générale, c’est-à-dire les quatorze vers et ceux-ci visuellement assez réguliers, comme s’ils étaient métrés (ce qu’ils ne sont pas).
Seulement, ce qui arrive en général dans ce cas, c’est que je finis par pousser l’idée à l’extrême et cela donne des vers d’abord corsetés (j’emprunte l’expression à Patrick Varetz) puis carrément justifiés sans pour autant qu’ils le soient, c’est-à-dire sans utiliser la police de caractère idoine.
C’est assez stupide de ma part puisqu’il faudrait ensuite, pour que le poème conserve cette apparence de quadrilatère, qu’il soit imprimé dans le même corps et la même police de caractère, ce qui risque peu d’arriver. C’est non seulement stupide mais aussi étouffant.
Donc, par un effet de soufflet, j’alterne l’écriture de ces « faux sonnets » avec celle de poèmes plus « libres » correspondant au projet initial, ne parvenant à avancer dans les uns qu’en avançant dans les autres.
Les contraintes assez simples que j’utilise ne sont en règle générale destinées qu’à moi. Elles disparaissent à la lecture. Ainsi par exemple, Loque a été écrit avec la seule et unique contrainte de produire mille signes par jour, pas un de plus, pas un de moins, quand bien même – et c’était presque toujours le cas – le millième signe m’amenait au milieu d’une phrase ou d’un mot. Bien entendu, il ne reste rien de tout cela dans le texte fini et le livre publié.
C’est comme une doublure dans un manteau : on sait qu’elle est là, elle est même parfois plus belle que le manteau, mais en principe on ne la voit pas. De la même manière, un grand nombre de mes poèmes en prose sont écrits en vers (justifiés, métrés, etc.). J’ai besoin de cette disposition sur l’écran pour les écrire, c’est-à-dire pour en fixer les bornes. C’est un cadre.
La forme du livre obéit au même principe. Il me faut en saisir les contours par la pensée pour pouvoir m’y engager. Par contours, j’entends le nombre de poèmes, leur ordre et leur éventuelle répartition en parties. Le manuscrit que je viens de terminer se compose de 202 poèmes, chiffre fixé d’emblée, pour une raison qui sera explicitée dans le livre.
Le cycle des « oiseaux » se compose de trois volumes comprenant chacun deux séries de cent poèmes. Etc. Conception plus proche sans doute de celle d’un peintre ou d’un dessinateur faisant en fonction des dimensions de la toile ou de la feuille de papier, que de celle d’un écrivain (qui fixe rarement à l’avance le nombre de signes ou de pages de son texte).
Quand rien n’oblige à ce que le manuscrit ait une longueur précise, assez rapidement je la détermine, fût-ce arbitrairement ou en me fondant sur la valeur plus ou moins symbolique de tel ou tel nombre, pour éviter que, ne sachant où je vais, je ne sache par où passer.
Tout cela peut paraître obsessionnel, et même compulsif. C’est aussi une manière, par le comment, de contourner le quoi : il arrive toujours assez tôt dans le processus d’écriture.
Les sujets que tu abordes se dévoilent à travers une forme d’écriture d’apparence complexe mais particulièrement immersive. Les thématiques se comprennent à la manière d’un enquêteur, comme si on dénichait des choses insoupçonnées dans ton œuvre, et même parfois des choses sur ta vie intime. Est-ce que tu réfléchis à l’expérience que peut produire la lecture quand tu écris un texte ? Et qu’est-ce que cela dit de ton travail ?
Je ne cherche pas, c’est vrai, à produire (pas plus qu’à dissimuler) un sens, mais plutôt des îlots de sens. On peut certes y trouver de l’obscurité, de l’absurdité, un intérêt limité. Malgré tout, j’essaie – avec des résultats divers – de me placer, sinon dans la situation du lecteur ou de la lectrice, tâche impossible, mais dans une situation de lecteur en même temps que d’auteur.
Par ailleurs, la compréhension ou appréhension du texte n’est pas, selon moi, de l’ordre d’une lecture linéaire, tout comme je n’écris pas linéairement non plus mais en plaçant et déplaçant de petits blocs de mots jusqu’au moment où il me semble que « ça tient », qu’il y a un équilibre de l’ensemble. J’ai moins l’impression d’écrire que de dessiner, ou, pour reprendre ma comparaison, d’être comme un peintre qui agence formes et couleurs sans souci forcément de figuration.
Le texte est une toile et, celle-ci une fois munie de sa peinture, un organisme : chaque élément y est relié aux autres sans ordre de prééminence. De sorte qu’un mot peut au cours de l’écriture se trouver remplacé par un autre de sens différent, voire contraire, pour le jeu qu’il permet, d’écho, de rythme, de fluidité, avec, comme dirait Tarkos, ses copains, ses voisins, son petit contexte.
Pris dans ce dispositif, il peut m’arriver d’évoquer des détails intimes, c’est-à-dire que, dans le système d’îlots dont je parlais, quelque chose émerge ou surnage, mais il ne s’agit en rien de me dévoiler, de parler de moi (ça ne présenterait aucun intérêt), puisqu’on ne peut dire que je parle d’une chose en particulier et que lorsque je pense parler de quelque chose je m’aperçois que je parle de tout autre chose – ce en quoi parler, au sens d’écrire, s’apparente sans doute à penser.
Comment le goût de faire cette forme de poésie t’es venu ? Tu cites ici Christophe Tarkos, quelles sont les figures de la poésie contemporaine qui t’ont guidé vers ta propre pratique de la poésie ?
La vaste question des lectures marquantes… Elles se font souvent par capillarité mais si je remonte à la source, je peux dire que mon premier contact avec la poésie contemporaine a eu lieu en 1977 avec la 2e édition de La nouvelle poésie française publiée chez Seghers par Bernard Delvaille.
Il y a eu depuis une profusion d’anthologies présentant tel ou tel pan de la poésie actuelle, mais ce n’était pas encore le cas alors. Là se côtoyaient Savitzkaya (22 ans…), Albiach, Vargaftig, Royet-Journoud, Venaille, Prigent, Verheggen, Cliff, Collobert, Giovannoni, Hocquard, Messagier, cent autres encore.
Tout m’a sauté à la figure, en bloc, ineffaçablement, et je ne saurais plus dire lesquels m’ont le plus retenu à l’époque. Probablement quand même les travailleurs de formes brèves.
Je ne vais pas répondre plus avant à ta question, pardon ! Non par désir de l’éviter (bien des noms me viennent au contraire à l’esprit), mais parce que je crois que, comme les lectures, leurs effets circulent par capillarité, par des tours et des détours souterrains, et pas seulement par des affinités immédiates.
On peut être influencé par des écritures dans le prolongement desquelles on ne se situe par forcément, par choix ou par modestie des moyens, ce qui n’empêche en rien – du moins selon l’expérience que j’en ai – qu’elles infusent en nous. Et ce d’autant plus quand soi-même on évolue dans sa pratique de la poésie.
Dans ce que tu dis ici de la poésie, mais aussi avec mon ressenti de lecteur, j’ai l’impression de me trouver, avec ton travail, plus du côté viscéral de la création artistique plutôt que du côté intellectuel de la littérature. Quelle est l’image qui lui correspond le mieux ? Un travail de la matière ou une réflexion intellectuelle ?
J’ai assez peu d’idées, somme toute, en dépit de ma formation universitaire. Ce n’est pas de ce côté-là que ça se passe, du moins dans ma pratique, en poésie.
Je cite parfois ces mots de Charles Nogier, un jeune dessinateur dont j’ai découvert le travail au Chalet Mauriac : « J’ai en général un esprit très confus, toute décision à prendre est une torture. Quand je dessine, je ne pense pas, j’observe. Tout devient très simple. Peu importe le sujet auquel je m’attelle. C’est le sentiment de modeler une forme qui me plaît. »
C’est assez similaire à ce que j’éprouve (au sens de ressentir et d’expérimenter) en écrivant, à ceci près qu’au lieu d’observer le monde alentour comme le fait Nogier, c’est le langage que j’observe, et comment à partir de sa matérialité s’élabore l’équivalent d’un monde, d’un petit monde en tout cas. Et que tout ne devient pas « très simple » ! Écrire, il me semble, suppose une adresse (à quelqu’un) mais aussi un regard.
Puisque je suis dans les citations, Paul Auster, dans L’Invention de la solitude, écrit à propos de Ponge qu’il n’y a pour lui « aucune séparation entre le fait d’écrire et celui de regarder. Car on ne peut pas écrire un seul mot sans l’avoir d’abord vu, et avant de trouver le chemin de la page, un mot doit d’abord avoir fait partie du corps, présence physique avec laquelle on vit de la même façon qu’on vit avec son cœur, son estomac et son cerveau. »
Peut-être ma façon d’envisager l’écriture comme une fabrique d’objets résulte-t-elle à la fois de cette place occupée par le regard, l’objet étant avant tout ce qui affecte la vue, comme un corps, et d’une certaine maladresse, ou vécue comme telle, à manier le langage, d’un manque. Ce qui me pousse, bien souvent, à compliquer inutilement les choses…
Quel rapport as-tu avec les lectures publiques ? Qu’est-ce que cela produit sur ton travail de restituer ton écriture à l’oral ?
J’en fais volontiers, même si elles ont tendance, ces temps-ci, à s’espacer beaucoup trop à mon goût.
Au départ, je n’envisageais pas du tout de lire quoi que ce soit en public. Mes poèmes étaient d’abord faits pour la lecture silencieuse, tout comme ils avaient été le produit d’une écriture silencieuse. C’est venu en 2003 avec la publication de mon premier « vrai » livre, Petites formes (deux autres l’ont précédé, qui n’étaient pas totalement de mon fait).
À la suite de quoi il y a eu quelques rencontres en librairies parfois ponctuées, comme de coutume, de lectures d’extraits. À la même période a eu lieu ma rencontre avec Aurélien Dumont. La collaboration qui s’en est suivie a sensiblement modifié mon rapport au texte.
Écrire pour la musique suppose une certaine distance, d’ailleurs élastique : on n’a plus le nez collé au poème, on est attentif à l’impression globale plus qu’au détail, d’autant que ledit détail peut fort bien passer inaperçu, être modifié, supprimé, etc. L’effet en est très visible dans plusieurs de mes livres.
J’ai souvent lu en public des extraits de Loque ou de Câble à âmes multiples (republié aux éditions Lanskine, ndr), les deux livres publiés chez Fissile, où les ressorts burlesques ne manquent pas – chose alors nouvelle pour moi. À l’inverse, j’ai essayé une seule fois de lire des poèmes de Finir ses restes et n’ai plus jamais recommencé. Pas seulement une question de contenu : de rythme, aussi.
Certains poèmes se prêtent excessivement mal à l’exercice, notamment parmi ceux que j’écris sous forme de séries (les oiseaux, les énoncés-types, etc.), la régularité que j’y cherche s’y oppose, et même une forme de monotonie, tout comme l’obligation d’opérer un choix dans ce qui se présente pour moi comme un ruban insécable par-delà le découpage en poèmes.
Dans tous les cas, si, à l’instar j’imagine de bien d’autres poètes, j’entends en moi les poèmes en les écrivant et les modifie en fonction de cette écoute, je ne les dis pas à voix haute. Si bien que le passage à l’oral et en public est toujours délicat et pour cette raison même surprenant.
Il peut amener à ce que je corrige le texte parce que telle tournure ou tel rythme n’étaient pas satisfaisants à l’oreille. Une façon d’entendre « cette hésitation prolongée entre le son et le sens » qu’est, selon Valéry, même s’il s’agit dans sa définition d’une tout autre idée, un poème.
Quel regard portes-tu sur la nouvelle scène poétique ? Est-ce que tu es sensible aux enjeux de représentations, notamment des femmes, des personnes racisées etc. dans la poésie actuelle ?
Je travaille plutôt solitairement (ce n’est ni un bien ni un mal, encore moins le résultat d’une volonté, mais un simple état de fait) et manque de connaissances précises et d’une vision assez claire et large des choses pour répondre avec exactitude à cette question. Je ne peux donner que mes impressions. Elles valent ce qu’elles valent.
Il semble qu’une jeune génération soit apparue avec force ces dernières années. Quoiqu’il en aille des générations comme de bien d’autres choses : c’est les nommer qui les fait exister, car les gens ne naissent pas en foule compacte une fois tous les vingt ou trente ans.
Tout le temps, sans discontinuer, des gens naissent et meurent, on y voit une générations lorsqu’une densité suffisante de traits communs rassemble des personnes passant approximativement plus ou moins au même moment par les différents âges de la vie, de façon à ce que la pensée puisse les opposer avec assez d’évidence à ce qui les a précédés.
Une jeune génération, donc, en gros les milléniaux, dont l’émergence de la pratique poétique est liée entre autres aux réseaux sociaux et aux formes d’écriture qui en découlent. À toute une oralité aussi.
Tu parles à juste titre de « scène poétique ». Cette génération s’empare davantage sans doute que les précédentes du caractère public et parfois même spectaculaire de la poésie telle qu’elle s’écrit de nos jours. La poésie orale, la poésie sonore, la poésie performée et autres formes, ne datent cependant pas d’hier. Sans doute y a-t-il là moins rupture que continuité mais avec une énergie, un élan neuf.
Une génération pleine aussi d’une diversité qui me paraît nouvelle dans son ampleur. J’ai l’impression que la masculinité, entre autres, y prend moins de place, n’y est peut-être même plus majoritaire, et tant mieux.
Je parlais de l’anthologie de Delvaille. Je viens d’en consulter la table des matières, les femmes y représentent moins de 5 % des auteurs. C’était il y a presque un demi-siècle (horresco referens !). Ce ne serait plus possible à présent, ni tout bonnement représentatif.
Il s’agit là d’un mouvement général dont la poésie n’est qu’un signe parmi d’autres. De même pour la diversité culturelle, ethnique, etc., et il y a là de quoi se réjouir, au-delà des frictions que cela peut provoquer ici et là. Mais je ne peux guère développer là-dessus sans que ma réponse charrie son lot de généralités et de banalités.
Est-ce que tu as découvert des poètes parmi cette nouvelle génération dont le travail résonne avec ta conception de la poésie ? Est-ce que parmi elleux, tu retrouves une continuité de la particularité de ton écriture, ou bien la poésie est plus que jamais libre d’avoir les particularités que chaque poète veut produire à partir de sa propre expérience d’écriture ?
Je ne peux prétendre avoir autre chose qu’une vue très partielle de la poésie actuelle. Je ne dirais pas non plus « continuité » avec mon écriture, ce qui suggérerait que je pense me situer en amont de quelque chose, quoi que ce soit, alors qu’il me semble plutôt faire, vaille que vaille, mes petits machins dans mon coin, si je puis dire. Ce qui peut s’énoncer aussi, pour reprendre tes mots, comme ma propre expérience d’écriture.
Mais bien entendu, parmi les moins de quarante ans, pour m’en tenir à ladite génération, des noms me viennent à l’esprit de poètes dont l’écriture me touche.
Par exemple celui de Laura Vazquez, qui est tout à fait reconnue à présent et dont le travail allie cohérence et singularité, non seulement dans ses livres, mais aussi lorsqu’elle commente d’autres œuvres : je songe à l’épisode des Parleuses, cette belle bibliothèque sonore initiée par Aurélie Olivier, qu’elle a consacré à Sei Shōnagon, et qui est un rare exemple de fluidité dans l’enchaînement de l’analyse et de la poésie.
L’écriture de Victoria Xardel, parcimonieuse dans ses parutions (des livres brefs et rares : Méthode, Le Zbeul…), est à la fois rigoureuse et d’une forme accomplie.
Me touche aussi le travail de jeunes poètes révélés ces dernières années par les éditions du Théâtre Typographique : Émilien Chesnot, Mia Brion, Gabriel Gauthier.
Je viens de découvrir le Norvégien Jørn H. Sværen, publié en français par les éditions Éric Pesty. Mais il est un peu plus âgé, nous sortons des limites que j’ai un peu arbitrairement fixées plus haut…
Pour ne rien dire de poètes que je ne connais pas encore mais dont le peu que je sais m’intrigue, comme Amélie Durand et sa Grammaire pour cesser d’exister parue l’an dernier : quel titre parfait !