Nous nous battons pour le plaisir Kadhem Khanjar

Le dernier recueil de Kadhem Khanjar est une blessure ouverte, exposé à toustes, celle de tout un pays. Kadhem Khanjar est né en 1990 en Irak et a connu tant de guerres et tant de morts. Il a choisi la poésie comme on choisit de s’engager, pour retrouver un souffle dans le chaos, pour s’armer du langage contre les pires atrocités. Mais sa poésie n’est pas l’antithèse de la violence devenue banale. Au contraire, dans Nous nous battons pour le plaisir, titre tristement ironique, la violence est exposée dans toute sa cruauté. Le poète n’illustre pas, ne raconte pas pour trahir sa réalité. Sa poésie est construite comme lorsqu’on se pince pour vérifier que l’on est bel et bien vivant.

Je suis sorti bouleversé de la lecture de ce recueil. Kadhem Khanjar y raconte cette violence, mais aussi la force que l’on trouve pour continuer à tomber amoureux. Il ne fait l’éloge d’aucune rose pour parler de ce qui l’anime. Nous sommes loin de la poésie arabe traditionnelle avec laquelle certain·e·s occidentaux se gargarisent pour satisfaire un besoin d’exotisme. Cette poésie est plus que jamais un acte de puissance, qui ne masque aucune réalité. Le poète raconte aussi ses voyages en Europe, où la guerre continue de le hanter autant dans sa tête que par la façon dont on le perçoit.

En 2018, j’ai eu le privilège d’assister à une performance de Kadhem Khanjar à Nantes invité par la maison de la poésie. Le poète irakien performait en compagnie de son traducteur Antoine Jockey en tentant de restituer les performances qu’il réalise avec la Milice de la culture, collectif de poètes qui performent leurs textes dans les lieux comme des champs de mines ou des ambulances. Cela n’avait évidemment rien avoir avec une performance en Irak. Mais à Nantes, ce soir-là, j’ai réalisé que la poésie peut s’incarner dans une grande vitalité face au pire.

Je ne veux pas ici faire croire que la poésie est une chose en laquelle il faut croire éperdument. Si Kadhem Khanjar est capable d’une telle force dans son propos, c’est justement parce qu’il trouve dans sa réalisation une façon d’affirmer son désir de vie, et même dans un des pays les plus meurtris par la violence humaine. La poésie de Kadhem Khanjar ne permet aucune illusion, elle ne le sauvera pas, ni personne autour de lui. Mais si elle peut permettre quelque chose, c’est d’incarner une force de vie par la voix et le corps.

Nous nous battons pour le plaisir est un recueil qu’il faut lire non pour « se reposer l’âme », mais pour réaliser que chaque être humain sur terre à le droit à la dignité. Le chaos n’enferme pas celui qui y vit dans une barbarie sans nom. Rien ne doit laisser penser que Kadhem Khanjar exprime dans ce recueil une forme de résilience face au pire. Il résiste comme chaque être humain est capable de résister et l’exprime par la poésie, ni plus ni moins. Ce que le·la lecteurice doit retenir est ce qui s’incarne à travers ses mots : la mort, l’amour et la vie.

Nous nous battons pour le plaisir

Kadhem Khanjar

traduit de l’arabe (Irak) par Antoine Jockey

éditions Lanskine

Interview avec Yoann Thommerel

® Phil Journé

En 2018, à l’occasion de sa venue au festival midi-minuit poésie, j’avais interviewé Yoann Thommerel pour mon ancien blog consacré au théâtre. Le poète venait de publier Bandes parallèles aux Solitaires Intempestifs. Dans l’échange que nous avons eu ce jour-là, nous parlions de poésie et de théâtre, d’oralité, de performance et de radicalité politique. C’était l’une de mes premières interviews et j’avais l’audace de faire un cycle autour des liens entre poésie et théâtre.

Je vais republier au fur et à mesure les interviews que j’ai pu faire sur Des mots sur l’éphémère mouvement dans les semaines à venir car elles ne parlent pas uniquement de théâtre mais beaucoup plus de poésie et de littérature. Vous pourrez donc retrouver les interviews de Delphine Bretesché, Claire Stavaux et Marina Skalova.

Nous sommes des marécages Hortense Raynal

Depuis que j’ai assisté à une performance d’Hortense Raynal dans le cadre d’une soirée autour de la revue Sabir, je prends beaucoup de plaisir à suivre son travail poétique. Elle est engagée dans ce domaine avec beaucoup de sincérité. Au-delà de son propre travail, elle propose une newsletter où elle partage son actualité, mais aussi ses coups de cœur. Pour moi, Hortense Raynal représente parfaitement la vitalité de la nouvelle scène poétique, libérée de toutes les contraintes « post-moderne » et ne cherchant pas à s’inscrire dans une modernité désabusée dans lequel plus rien ne serait possible. Non, cette poétesse-là ne s’oblige à rien sinon à transmettre ce qu’elle pense avec une écriture en perpétuel mouvement.

Son premier recueil que j’avais chroniqué ici plaçait déjà le territoire comme élément essentiel de son travail. Mais avec Nous sommes des marécages, Hortense Raynal pousse encore plus loin cette notion en déployant une écriture vive et puissamment libre. Après avoir refermé le livre, j’ai eu la sensation d’avoir assisté à un spectacle de danse virevoltant et enivrant. Ce que j’apprécie particulièrement avec l’écriture d’Hortense Raynal, c’est qu’elle ne cherche pas à épater avec un style qu’elle maîtrise. Elle virevolte tout simplement autour d’un thème et se permet des effets qui peuvent faire sortir le/la lecteurice hors de la théâtralité des mots.

Cet aspect de simplicité nous incite à dépasser la surprise que produit une telle écriture et à réfléchir avec Hortense Raynal sur cette question du territoire. Nous sommes des marécages raconte notre entremêlement aux différents lieux qui nous habitent. Ce n’est pas une simple variation autour du territoire et surtout pas un éloge de l’enracinement. Hortense Raynal cherche à nous faire réaliser la multiplicité de notre vécu dans un endroit, la vitalité du lien qui nous rattache à la terre. La poétesse nous incite à ne plus avoir peur de se perdre, car nos corps et la terre s’adapteront toujours au fil du temps.

Pour Hortense Raynal, le territoire n’est pas quelque chose de rigide. J’ai trop souvent l’habitude de voir derrière l’image d’un paysage, celleux qui voudraient le défendre pour des revendications xénophobes et mortifères. Nous sommes des marécages est un livre qui réconcilie nos corps avec le lieu et inversement. Ce livre nous apprend à accepter que le verbe habiter n’est pas clos sur lui-même. Nous habitons un lieu comme il nous habite lui-même, avec ses nivellements, ses variétés atmosphériques et ses souvenirs. Avec Nous sommes des marécages, Hortense Raynal propose une danse énergique qui nous confirme que vivre un lieu n’est pas seulement y mourir.

Nous sommes des marécages

Hortense Raynal

maelstrÖm reEvolution

Ruralités Hortense Raynal

J’ai découvert Hortense Raynal lors d’une soirée organisée par la maison de la poésie de Nantes autour de la revue Sabir. On peut voir la performance qu’elle a réalisée à cet événement sur Youtube. On peut aussi se rendre compte qu’elle a une approche de la lecture bien différente de l’image qu’on se fait d’une lecture de poésie. Avec Hortense Raynal, nous sommes plus proches de la performance théâtrale et dansée que de la déclamation ronronnante par de vieilles têtes grises. C’est ici un rapport bien plus vivant au déploiement de la poésie sur scène.

Mais j’ai pu constater en lisant Ruralités que sa poésie ne s’inscrit pas totalement parmi ces nombreux livres de poésie contemporaine qui ne cessent de reproduire une révolution orale n’en finissant plus de révolutionner (en stagnant parfois dans leur modernisme). C’est une poésie qui va au contact de son sujet, ici le territoire où a grandi la poète : ce pays d’oc, rural, loin des villes et de sa vie oppressante. Nous avons chacun·e un rapport à la ruralité, éloigné ou vivant. J’ai moi-même vécu une enfance dans un territoire rural pour finalement m’enfermer dans l’une de ces grandes villes cannibales.

Dans Ruralités, Hortense Raynal déploie une écriture qui lutte pour mieux explorer ce que produit en elle cette terre et les habitudes qui s’y appliquent. Elle ne dresse ni un portrait dithyrambique ni un pamphlet. Elle en parle avec la subtilité que permet la poésie, qui laisse assez de silence pour être abordé par n’importe qui. La rudesse et la douceur s’y côtoient et les sentiments humains se développent par cet entremêlement. La poésie a trop longtemps été conçu par des personnes vivant en ville, pensant son évolution en écho au monde citadin qui absorbe tout, au point de nous faire oublier les territoires où le temps se perçoit différemment.

En 2021, alors que je pansais les plaies qu’avait fait sur moi le confinement, j’avais ressenti un fort désir de m’exiler loin de la ville. Ce besoin était apparu un jour où je me retrouvais à genoux dans la terre d’un jardin nantais à ramasser des patates. J’avais ressenti un tel plaisir, quasi-enfantin, et j’enviais celleux qui ont fait un retour à la terre, à ces territoires ruraux. Je suis finalement resté à Nantes où je suis malgré tout attaché aux bénéfices qu’apporte la vie citadine (l’accès aux soins et la vie sociale et culturelle).

Ruralités est l’un de ces livres qui sont comme des phares allumés pour nous rappeler l’existence de cet autre espace où vivre dans un lieu prend un autre sens, peut-être plus concret. Hortense Raynal y déploie une poésie alternant le trivial et la profondeur d’une réflexion apaisée. Tandis que je me démène pour trouver la sérénité dans le vacarme de la ville, lire ce recueil me permet de ne pas oublier que d’autres voies sont possibles. Ruralités résonne en moi comme un double souci, celui du lieu et celui de la voix, celle d’une poésie vivante qui s’attarde à des questions concrètes.

Ruralités Hortense Raynal

Les carnets du dessert de lune, 2021

Interview avec Anna Serra

Anna Serra et Nicolas Lafourest © Margaux Martin’s

À l’occasion de sa venue pour le festival Midiminuit poésie organisé par la maison de la poésie de Nantes, j’ai pu m’entretenir avec la poète Anna Serra. Nous avons échangés autour de son travail poétique se composant à la fois de livres et de performances.

L’interview a été réalisée dans le bar du Lieu unique quelques jours avant la performance d’Anna Serra.

Vous pouvez suivre son travail sur internet :

Son site internet

Sa chaîne Youtube

Son Soundcloud

La Radio O

La perle – Ferme de poésie pulsée

Anna Serra est éditée aux Éditions Lanskine et aux Éditions Supernova

Commentaires Nicolas Richard

La nouvelle partition de Nicolas Richard parle beaucoup de football, mais aussi de philosophie et de littérature. Je parle de partition, car on ne peut pas désigner ce que propose le poète avec Commentaires de livre de poésie ni même de recueil. D’ailleurs Commentaires traite des trois thèmes que j’ai cité, mais ce n’est pas le cœur de son projet. Commentaires parle de commentaire. Mais est-ce que la partition parle ? Est-ce qu’elle émet une parole propre ? Pas vraiment non plus, car Nicolas Richard a trouvé son matériel textuel principalement dans d’autres livres, ceux de Hegel, de Mallarmé ou bien aussi sur Internet. Ce qui parle le plus, c’est la retranscription écrite des commentaires de la finale de la coupe du monde de football du 9 juillet 2006 opposant la France à l’Italie.

Il est donc bien question de Football dans Commentaires, mais je persiste à dire que ce n’est pas le cœur du projet de Nicolas Richard, c’est son canevas ou son moteur. On peut même parler de prétexte. Ce qui pousse à créer est souvent un prétexte, mais cela n’amène pas forcément à un texte. Ici, il y en a un, mais ce n’est pas ce qu’il faut retenir. Il faut retenir que la finale de la coupe du monde de 2006 a poussé Nicolas Richard à imaginer une performance, car c’est son activité : Nicolas Richard est performeur. Je l’avais d’ailleurs interviewé après l’une de ses performances qu’il avait faite le mercredi 9 octobre 2019 durant le festival Midi-minuit poésie à l’invitation de la maison de la poésie de Nantes au restaurant social Interlude.

Nous nous étions retrouvé pour l’interview le lendemain, jeudi 10 octobre 2019, dans les locaux de Pol—n qui s’écrivait encore à l’époque Pol’n. C’était dans le cadre de mon précédent blog qui s’intitulait Des mots sur l’éphémère mouvement. Mon précédent blog était consacré au théâtre et j’avais pour ambition d’interroger les liens entre poésie et théâtre. Quand j’ai su que Nicolas Richard était invité par la maison de la poésie de Nantes, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait du traducteur et romancier du même nom. J’ai vite compris que c’était un poète performeur venant de Rennes et que les deux étaient homonyme. Le lien du poète performeur Nicolas Richard avec le théâtre est la Cie Lumière d’août dont il est membre. Il raconte tout ça dans l’interview que l’on peut retrouver sur ce blog, je ne vais m’épancher sur le sujet. Par contre, il n’a aucun lien avec le métier de traducteur.

Pour revenir à Commentaires, il s’agit donc d’une partition qui est construite avec les commentaires du fameux match où Zinedine Zidane a mis un coup de boule dans le thorax de Marco Matterazzi. Je me souviens de cette affaire qui avait fait grand bruit. Ce fait médiatique avait été le prétexte lui aussi de beaucoup de textes et de commentaires. Nicolas Richard s’empare donc d’un épisode déjà très commenté. On devine tout de suite que son but ne sera pas d’éclairer cette affaire. Il s’en empare pour développer une mise en abîme du commentaire où ceux des présentateurs commentant le match et ceux d’autres personnes viennent s’entrechoquer produisant une spirale infinie de commentaires. Je tiens à avertir qu’il ne faut pas lire Commentaires comme on lirait du Mallarmé ou du Hegel, car c’est une partition issue d’une performance comme je l’ai déjà dit.

Les Éditions Vroum, c’est-à-dire Garance Dor et Vincent Menu, en proposent un livre. La performance est ici restituée en partition. Mais celle-ci n’est pas simplement une restitution écrite de ce qu’a fait Nicolas Richard avec la soprano Bianca Iannuzzi. C’est un objet ayant la forme d’une partition ou d’un cahier de vacances. Je parle de cahier de vacances, car dans Commentaires, il y a des exercices qui sont plutôt des propositions faites au lecteurices pour interagir avec la création de Nicolas Richard. Le livre n’est pas un objet culturel quelconque. Il est conçu pour être une transmutation de la performance vivante en restitution sur papier de la vitalité de la performance. Je ne pense pas trop m’avancer pour dire que Commentaires n’est pas unique, il est désormais multiple et existe en autant de formes qu’il y aura des lecteurices de cette partition.

Commentaires Nicolas Richard

Éditions Vroum

2022