Donato Éléonore de Duve

La découverte de certaines œuvres est parfois évidente et vient affirmer mon parcours intellectuel. Alors que je furetais dans une librairie, je suis tombé sur Donato, premier roman d’Éléonore de Duve. J’en avais entendu parler lors de sa parution en 2023. J’ai lu les premiers phrases et je fus directement happé. Je l’ai acheté, puis j’ai continué ma lecture alors que je rentrais chez moi. J’aurais pu le dévorer d’une traite, mais j’ai mis presque un mois à me détacher de cette écriture et de ce qu’elle décrit, comme si le temps devait travailler ma rencontre.

Ce premier roman est une évocation, celle d’un grand-père, ancien mineur, immigré italien venu grossir la main d’œuvre en Belgique. C’est une évocation, une façon de donner un nouveau souffle à une histoire comparable à beaucoup d’autres. Éléonore de Duve construit cette histoire en abordant toute la complexité de l’humain et de l’environnement. Donato a peut-être bel et bien existé, mais il s’inscrit dans ses pages comme une figure littéraire autour de laquelle se construit un paysage imaginé par la narratrice.

Je fus particulièrement sensible aux belles nuances de ce roman, ainsi qu’à son impressionnante écriture. Il y a un sens du cadrage chez Éléonore de Duve, alternant entre le plan sensible proche du visage et celui du panorama sur les paysages italiens où Donato évolue, avant de s’enfoncer dans les mines wallonnes. J’y fus sensible pour une raison simple, ce que j’avais en tête avant de lire ce livre résonnait encore en moi.

Avant de lire ce livre, j’avais vu le film Il Buco de Michelangelo Frammartino. C’est l’un des plus beaux films que j’ai pu voir dernièrement. Le réalisateur montre l’exploration de l’abîme de Bifurto dans la région calabraise par des spéléologues du nord de l’Italie en 1961. Pendant ce temps, un vieux vacher les observe. Ce film est une incitation à se détacher de notre anthropocentrisme. Il montre le monde dans toute sa complexité et démontre que l’on peut aborder un ensemble sans perdre la nuance du singulier.

C’est exactement cela que j’ai retrouvé dans le livre d’Éléonore de Duve. C’est cette approche où la nuance n’est plus un vilain mot, mais un effort esthétique permettant aux lecteurices de mieux appréhender le monde. Au cours de ma lecture, je n’ai cessé de vouloir superposer la trame du film de Frammartino à celle de Donato. Mais le temps a fait son affaire et dorénavant les deux œuvres se distinguent l’une de l’autre. Ils ont impulsé le même apaisement qui me permet de garantir ma lucidité et de persévérer dans cette approche particulière du monde.

Donato

Éléonore de Duve

éditions Corti

Ferdinand Louis Zukofsky

Ferdinand est la première traduction française d’un roman de Louis Zukofsky, une fiction étrange et captivante qui évoque l’exil dans le tumulte du XXe siècle. Il raconte la vie du héros qui donne son nom au livre. Ferdinand passe son enfance en Italie auprès de sa tante, puis fait ses études à Paris pour ensuite s’exiler aux États-Unis. On suit ce personnage tiraillé par un sentiment d’abandon, exilé perpétuel qui cherche à s’émanciper de ses incertitudes. L’écriture y est limpide, mais l’objectif de ce roman reste mystérieux. De prime abord, la spécificité de l’œuvre de Louis Zukofsky, figure majeure de la poésie objectiviste, ne laisse pas imaginer l’existence d’un tel roman.

Pourtant, Ferdinand n’est pas un texte à séparer de l’œuvre entière du poète. Comme l’explique si bien Philippe Blanchon, qui signe la traduction et la postface de ce livre, ce roman s’inscrit dans une tentative de « dépaysement » où le message véhiculé par le travail de Louis Zukofsky reste prégnant. Louis Zukofsky semble s’être inspiré de la vie de Guillaume Apollinaire (auquel le poète consacra une étude) pour bâtir le personnage de Ferdinand. On peut y voir aussi le portrait d’une époque où la Seconde Guerre mondiale ébranle même en dehors du continent européen, surtout dans un pays construit par des personnes en exil.

Mon attachement au travail de Louis Zukofsky, et à sa redécouverte en France, me fait m’intéresser ici aux enjeux internes de son œuvre. Mais il est possible de lire Ferdinand sans avoir abordé au moins une fois son travail. Ferdinand pourrait être publié dans une édition de poche et être attribué à un autre romancier américain novateur sans qu’on ne s’en aperçoive. Louis Zukofsky maîtrise la forme romanesque et éprouve son sujet jusqu’à l’os. Cela me fait penser à cette séparation que l’on fait trop souvent entre les genres littéraires, comme si un poète serait incapable de produire un roman ou un romancier incapable d’un seul poème intéressant.

Si Ferdinand s’inscrit dans une œuvre plus conséquente, c’est aussi un roman parfaitement maîtrisé où chaque lecteurice trouvera son compte, qu’iel soit attaché·e à n’importe quel genre littéraire. Ce qui se dégage du roman de Louis Zukofsky est plus important : cette ambiance étrange où le sentiment d’abandon de l’être exilé est parfaitement représenté. Le poète réussit à transmettre des émotions profondes tout en amenant le/la lecteurice dans une forme qui prend au final une allure presque onirique. J’y ai vu des images fortes, qui pourraient provenir de l’un de mes propres rêves. Il faudra que j’y revienne pour ne pas confondre mon psychisme avec celui de Ferdinand.

Ferdinand

Louis Zukofsky

traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Blanchon

éditions NOUS

Porte du soleil Christophe Manon

Je fréquente le travail littéraire de Christophe Manon depuis longtemps. Je l’ai d’ailleurs rencontré en 2010 lors de ma première participation en tant que bénévole au festival Midiminuit poésie. Je ne lisais pas encore de poésie contemporaine et la Maison de la poésie de Nantes allait m’inciter à en lire pour lui donner une place centrale dans ma vie de lecteur. Ce poète est donc un compagnon de lecture dont j’aime suivre les évolutions et les belles épiphanies littéraires en y détectant les évolutions. Porte du soleil vient clore un cycle qui aura été l’un de ses plus intéressants exercices d’écritures publié par les prestigieuses Éditions Verdier. J’ai pris autant de plaisir à lire ce final que le narrateur a souffert en élaborant ce livre.

Christophe Manon a toujours tenté dans le cycle Extrêmes et Lumineux de comprendre le lien avec à ses proches disparus à la manière d’un Sisyphe qui irait se perdre dans un ultime élan vital. Porte du soleil vient conclure ce travail avec beaucoup plus de simplicité. L’échec de cette quête est de plus en plus explicite au fur et à mesure de la lecture. Plutôt que collecter des informations sur la vie des ces ancêtres italiens, Christophe Manon est victime d’un effondrement, plongeant dans l’alcool et la déliquescence. Au travers de ces périples dans les villes italiennes, un mal le ronge et ce n’est pas une quelconque panne d’inspiration ou un accablement face à la difficulté de vivre.

Porte du soleil est le récit d’une révélation qui devrait éclairer les fausses routes qu’a trop souvent emprunté la littérature. On ne peut pas continuer de se plonger dans un passé révolu, chercher constamment à faire parler les morts pour donner du sens au présent. Christophe Manon dévoile dans son calvaire le constat qu’il est nécessaire de puiser dans l’énergie présente pour rendre nos vies désirables. La posture romantique qui voudrait nous faire croire que les anciens ont plus de choses à nous dire que le simple fait d’être présent au monde est fausse. Ce travail lyrique que produit le poète rebat les cartes du lyrisme pour lui redonner une peau neuve.

Je constate que l’écriture de Christophe Manon va de plus en plus à l’essentiel. Il y a de moins en moins dans ces livres de tergiversations stylistiques. La structure des poèmes en vers de Porte du soleil est simple et peut toucher n’importe quel·le lecteurice. Il n’est pas nécessaire de connaître l’origine des citations pour comprendre que ce livre s’inscrit dans une tradition littéraire qui va de La Bible à Dante et Virgile. Ces ombres-ci propulsent l’ensemble des textes dans un geste réunissant avec lui la vision que l’on se fait d’une descente aux enfers. Christophe Manon n’est pas un écrivain qui fait du passé un style de vie.

On pouvait déjà le ressentir dans Provisoires, son précédent recueil de poésie paru aux Éditions Nous. Christophe Manon s’empare de ce qui a été bâti avant dans la littérature pour proposer un rapport au monde bien plus vivant que n’importe quelle pastiche pseudo-romantique ou autre ancien style. Il fait de l’héritage poétique le véhicule pour modeler son message. Nous sommes loin d’un regret réactionnaire qui aurait pour seul but de dénoncer une modernité moribonde. La réalité que vit Christophe Manon est bien plus complexe. Il ne défend que cette vitalité que nous devrions toustes tenir en nous éveiller, malgré le soleil aveuglant et la chaleur trop forte.

Porte du soleil

Christophe Manon

Éditions Verdier